7 juillet 2021

Non, le naan au fromage n’est pas indien

Écrit par Ségolène Montcel

 Le temps d’un allongé

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Samedi matin, il est 11h et nous retrouvons notre guide Selva, dite JodyDanasse sur les réseaux, devant le restaurant La Rotonde, au croisement des rues Louis Blanc et du Faubourg Saint-Denis. Notre visite guidée « Street Food – Inde du Sud« , une expérience réservée via Airbnb il y a déjà un moment, reportée et rereportée à cause de tu-sais-quoi, a enfin lieu. Nous sommes 6 ce jour-là, à esquisser des sourires des yeux à travers nos masques, ne sachant pas encore à quelle sauce nous allons être mangé.e.s. Selva, jeune francilienne de culture tamoule, commence la visite par une petite mise en situation : nous nous situons au cœur de Paris, à La Chapelle et c’est ici même que la culture tamoule s’est implantée depuis déjà plusieurs années. Pourtant, le 10ème, tu connais, et bien je crois qu’après ce papier, tu vas réaliser tout ce à côté de quoi tu passais. « Quels plats indiens connaissez-vous ? » nous demande tout de suite Selva. Ça fuse, « curry » par ici, « dahl » par là. « Naan au fromage » ça s’exclame dans un coin, AÏE. Et là, ça coince. 

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Déguster et s’informer, existe-t-il un meilleur combo ? À travers son tour, Selva entend nous donner toutes les clés pour comprendre le quartier, son évolution et, très important, décortiquer les différents menus des restaurants. Selva travaille dans le monde de la gastronomie et tient en parallèle un blog autour de sa culture familiale tamoule – c’est-à-dire du Sud de l’Inde. Sur le chemin vers notre premier arrêt gourmand, elle nous partage des informations sur l’immigration indienne. Ici, nous marchons à la rencontre des hommes, des femmes et de leurs enfants (mais surtout des hommes dans ce quartier, nous y reviendrons plus tard) qui ont quitté leur pays natal pour s’installer en France un siècle auparavant. 

devanture_magasin_La Chapelle

Petite histoire de l’immigration tamoule en France 

 

Le quartier de La Chapelle a connu une vague d’immigration massive à partir de la guerre civile au Sri Lanka, dans les années 80. On dit quartier indien, mais en réalité toute la région est concernée. Ici, plusieurs communautés d’origine sud-asiatique cohabitent, ces habitant.e.s ou travailleur.euse.s viennent aussi bien d’Inde que du Sri Lanka, du Pakistan ou du Bangladesh. Les différents pays se distinguent aux devantures des restaurants et commerces qui agrémentent le quartier. La Chapelle à Paris est même surnommée « Little Jaffna« , en référence à la capitale de la province Nord du Sri Lanka. 

 

Deux espaces peuvent se distinguer au sein même du quartier. Le premier comprend la rue du Faubourg-Saint-Denis, frontière des deux territoires, entre la rue La Fayette et le boulevard Magenta. On y trouve surtout des petites enseignes de restauration avec des propriétaires et des clients en majorité masculins, bouddhistes et venant principalement du Bangladesh, du Pakistan et du Nord de l’Inde.

Étals_Mangues_La Chapelle
devantures_magasin_indien

Dans le deuxième espace, celui où nous nous trouvons pour le tour, entre le boulevard Magenta et la rue de l’Échiquier, on trouve des commerces plutôt sud-asiatiques imprégnés d’une culture en majorité tamoule. Les enseignes font référence à l’Inde, au Pakistan et à l’Île Maurice. Des restaurants, des agences de voyage, des librairies, des magasins de musique, de DVD Bollywood, de Kollywood et des épiceries jonchent les rues. Les femmes sont plus présentes même si, comme me l’explique Selva, on pourrait comparer l’usage des lieux par les hommes à celui d’un bistrot parisien où ils traîneraient tandis que les femmes, de passage pour de courtes durées, font leurs achats avec des listes précises. Très peu de propriétaires de commerces ou de restaurants sont des femmes. Une part importante de la clientèle du quartier comprend aussi les amoureux.ses de l’Inde et de sa culture.

femme_indienne_street_food

Les Indiens du sud sont principalement originaires de Pondichéry et Karikal, d’anciens comptoirs français. La première vague de migration a eu lieu dans les années 70, même si déjà au XIXe siècle, des maharajas et leurs familles, des intellectuels et des artistes fortunés sont venus à Paris, s’installant dans les beaux quartiers pour profiter de l’attrait culturel du melting-pot que représentait Paris à cette époque. En 1970, ce sont plutôt des négociants en pierres précieuses ou des indien.ne.s déjà détenteur.rice.s de la nationalité française qui s’installent dans le 10ème et le 18ème arrondissements. Beaucoup s’établissent aussi en région avec des concentrations vers Saint Denis, dans l’Essonne et même Chartres !

 

Pourquoi ces quartiers ?

Généralement ces indiens immigrés devaient faire leur service militaire et les bases se situaient un peu partout aux alentours de Paris avec pour point de chute Gare du Nord et Gare de l’Est, bien desservi et central. D’après notre guide, il existe aussi sûrement un lien avec le fait que beaucoup d’indiens sont devenus cheminots et étaient rattachés au réseau Paris Est. 

Le quartier de La Chapelle est aujourd’hui un centre d’approvisionnements privilégié pour la communauté tamoule, mais aussi un réseau important de solidarité. On peut y trouver des renseignements précieux et des aides pour les Sud-asiatiques, même non tamouls, qui cherchent du travail ou un logement. La transmission de la culture et de l’identité tamoule pour les deuxième et troisième générations se déroule ici-même. Et passe souvent par la nourriture.

 

Vous avez dit dégustation ? 

Masala Chai_La Chapelle
Medu vadai_La Chapelle
Masaal vadai_entier_La Chapelle_Street Food
Masaal vadai_La Chapelle_Street Food

Notre premier arrêt réchauffe les papilles. Selva nous commande un Masala Chai traditionnel, un thé aux épices à l’indienne avec du lait. Nous n’attendons pas que la boisson refroidisse pour nous rendre directement vers l’enseigne en face, à la recherche de quoi croquer entre chaque gorgée épicée. Notre dévolu, ou plutôt celui de Selva, se porte sur l’enseigne Ganesha Corner, rue Perdonnet.

Ganesha Corner_Rue Perdonnet
Ganesha Corner_Rue Perdonnet_Menu

Sur la devanture, on peut lire les noms des plats traditionnels expliqués et accompagnés de photos illustratives. Pour être honnête, ce n’est pas ce qui nous met le plus en appétit, mais cette représentation s’avère très pratique pour des novices comme nous et Selva s’en sert de tableau didactique. Notre guide nous explique notamment que le concept d’entrée-plat-dessert n’existe pas en Inde, les entrées sont en réalité plutôt des « snacks » et certains plats présentés comme tels sont en réalité des petits-déjeuners. C’est donc une « francisation«  complète que de voir catégorisés les mets ici en formules « entrées, plats et desserts« . En termes de saveur, l’intensité des goûts est allégée autant pour les épices que pour les piments. Il s’agit de plaire à un nouveau public. Nombreux.euses sont désormais les amateurs et amatrices, de plus en plus végétarien.ne.s, de cuisine indienne qui viennent faire un tour par ici et puis, les palais des deuxième et troisième générations ne sont plus habitués à des plats aussi relevés qu’à l’époque de leurs parents. Et enfin, tu l’as compris si tu as lu attentivement le titre de cet article, de nombreux plats indiens ont été arrangés pour être exportés dans le monde. Ils ne ressemblent alors plus vraiment à leurs origines traditionnelles mais restent aujourd’hui massivement considérés comme indiens. Mais non, le naan au fromage n’est pas indien. Le naan n’existe d’ailleurs pas à l’origine en Inde du Sud mais seulement au Nord, et encore, seulement dans sa version nature et ail. Et voilà, c’est cadeau, une anecdote de plus à sortir en soirée.

 

En parlant des différences entre cuisine du Nord et cuisine du Sud, quelques facts pour se repérer rapidement. Le Nord laisse émerger une influence musulmane dans ses mets, l’ensemble est donc en général plus doux, crémeux tandis que la cuisine du Sud sera plus aride, en général plus sèche et épicée. Et encore plus si l’on descend jusqu’au Sri-Lanka. Les deux régions se sont bien évidemment influencées mais ont chacune gardé leurs spécialités. Par exemple, le Biryani, un plat festif des voyageurs et marchands musulmans à base de riz, de viandes et d’épices, est la seule influence musulmane venue au sud qui ait réussi à réellement s’y implanter et qui est même devenue par la suite un met international

Offrandes_Inde_Sud
Plateau et ustensiles servant pour les offrandes. Le Pongal est l’offrande principale dans le sud de l’Inde. பொங்கல் littéralement bouilli par-dessus en tamoul, il est constitué de riz trempé et émietté bouilli avec du lait. 

Selva nous quitte une minute et revient les mains remplies de mets fumants qui embaument tout le groupe. Nous allons déguster le Vadai, un beignet à base de lentilles, elle nous explique qu’il en existe deux sortes :

 

o Medu vadai : vadai « doux« , on le repère avec sa forme d’anneau. La pâte est faite à base de lentilles noires (urad daal), il contient des oignons, du piment et des feuilles de curry.

o Masaal vadai : vadai « brut » on le repère avec ses lentilles bien apparentes (lentilles « pois chiche » ou chana daal).

 

Les vadai se mangent en général avec du chutney mais le medu vadai se sublime avec le sambar. Appelé sambar vadai au restaurant, le sambar est une sauce à base de lentilles corail avec des légumes dont l’aubergine, le moringa, la pomme de terre et même la mangue pour une petite note sucrée. Tandis que le chutney se compose d’une sauce à base de coco râpée. Il peut être assaisonné à la tomate, à la coco ou encore à la coriandre.

 

Le cœur du groupe va immédiatement balancer à l’unanimité pour les Ribbon pakoda, un snack salé et frit à la farine de riz parfumé de poudre de piment et cumin. Une alternative idéale et originale aux classiques chips pour nos prochains apéros ! 

pakoda oignons_Ganesha Sweets
Pakoda oignons de chez Ganesha Sweets
Ribbon pakoda_Ganesha Sweets
Ribbon pakoda_Ganesha Sweets_2
Ribbon pakoda

Pas particulièrement bec sucré, notre guide nous confie que les desserts et les snacks indiens ne sont pas des plus variés. Souvent très sucrés, ils sont composés de lait concentré et tous assez similaires en termes de goût, bien qu’un effort esthétique soit recherché notamment par l’utilisation de colorant alimentaire ou dans le façonnage des gâteaux.  Néanmoins, les épices trônent encore une fois sur le monde de la cuisine indienne, même sucrée, avec un safran particulièrement mis à l’honneur. On le retrouve dans des yaourts à l’indienne au safran et amandes, dans le riz au lait à l’orange et dans les boules à la noix de coco et safran.

Ganesha_Sweets_La Chapelle
Ganesha Sweets
Ganesha_Sweets_La Chapelle_2
Ganesha_Sweets_La Chapelle_3
Laddu_Snack_Indien
Laddu, boules de farine et d'autres ingrédients, recouvertes de sirop de sucre.

Les doigts collants et le sucre fondant encore sa place sur nos papilles, Selva nous emmène dans un supermarché tamoul. Ici, on trouve également de la street-food moins « fraîche » dans les rayons, plus « cheap« , Selva nous la présente comme une alternative possible, mais conseille tout de même de s’approvisionner plutôt chez les traiteurs. Du frais au surgelé, ça déborde de choix de produits aux packagings authentiques et colorés, directement importés du continent indien. Selva nous fait observer notamment les centaines de variétés de lentilles qui viennent d’Inde. Ingrédient indispensable de la cuisine indienne, chaque lentille est conservée dans une préparation différente : elle peut être séchée, en farine, comme dans notre vadai dégusté plus haut, ou fermentée. C’est notamment pour cela que la cuisine indienne regorge d’une créativité culinaire infinie

Supermarché tamoul
Supermarché_Marque_Indienne
Supermarché_La Chapelle_Indien
Supermarché_Affiche_Indien

Un dernier tour par le rayon des épices et Selva nous confie un secret, et parce que c’est toi cher lecteur ou chère lectrice, et parce que tu as été bien sage et attentive à me lire jusqu’ici, je vais te le révéler. Mais attention chut hein. Je cite : « Beaucoup d’épices importées, comme la cardamome, les feuilles de laurier et les bâtons de cannelle sont meilleures à Gare du Nord qu’en Inde car ils gardent toujours la meilleure partie pour l’exportation. » Et voilà, encore une belle avancée de la mondialisation pour les locaux. Nous, râler ? Jamais. 

Une réappropriation culturelle féminine nécessaire

Étals_Bananes_La Chapelle
Krishna_Bhavan_Restaurant_Indien_Paris

En marchant devant les vitrines chatoyantes et les étals de légumes, sous l’œil des statues exposées de Ganesh, Shiva et Visnou, Selva nous confie dans un aparté que les restaurants et commerces du quartier sont quasiment à 100% tenus par des hommes. La cuisine des femmes reste domestique, tandis que les hommes seraient beaucoup plus tournés vers le business. Ce qui donne des commerces et restaurants bien plus marquetés, moins traditionnels et surtout moins authentiques. « Alors que la vraie cuisine indienne c’est celle de la maison, faite par les femmes ». La diaspora indienne et sri-lankaise ici reste très masculine et Selva déplore que les femmes ne prennent pas (ou n’aient pas la possibilité) de prendre plus d’espace. Ce qui bénéficierait grandement au rayonnement de la culture tamoule dans ce qu’elle a de plus authentique.

 

« Vous savez, on entend souvent dire
« ma maman c’est la meilleure cuisinière », mais en fait pour moi, c’est la réalité »

 

Il est temps de se dire au revoir et de quitter ce quartier pourtant situé en plein Paris, mais épicentre de la culture tamoule, que l’on soit Sri Lankais, Mauricien, Pakistanais ou Indien. Selva sort un petit papier, type post-it, sur lequel sa maman a écrit la liste des courses, « elle en profite tant que je suis dans le coin« . 

Infos pratiques : 

Le tour de Selva, Jody Danasse sur les réseaux et sur Airbnb, est à réserver sur Airbnb « Visite Guidée – Street Food Inde du Sud « 
25€/personne.

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Écrit par

Ségolène Montcel

Photos par

Ségolène Montcel
Les exploratrices
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