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Notre contributeur externe, Simon Cherner, continue pour Nous Fomo son exploration dans le monde du street-art. Dans ce nouveau reportage, il se rend au week-end portes-ouvertes du Dancing Underground, un ancien hôtel parisien du 13e arrondissement transformé en bar, investi par le collectif d’artistes de street-art « Les 25 du 104 ». En discutant avec les graffeurs présents sur place, il s’interroge sur l’importance d’un réseau social comme Instagram pour la promotion de l’art de rue. Et se demande : et si le street-art était en fait le premier réseau social ? Libre, inclusif, convivial et surtout, débarrassé des algorithmes arbitraires.
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Un nouveau temple du street-art
Comme un air de kermesse flotte ce jour-là entre le bar et la rue, le long de l’avenue d’Italie. Les capricieux nuages qui menaçent de déverser leurs flots sur Paris préoccupent bien peu la soixantaine de têtes alignées au 104, devant le Dancing Underground et le Globe Café, le long d’une queue interminable. Aux rythmes ardents de Michael Jackson, Herbie Hancock et Hamilton Bohannon, une petite troupe s’active à enjoliver à la bombe, au pochoir et à la peinture une ligne de tables rondes entassés sous des terrasses. Des créateurs, des créatrices, artistes urbains, graffeurs et muralistes. « Les 25 du 104 ». Le groupe informel, plus large qu’énoncé, condense une palette de talents de la rue. Mais il ne s’y résume pas. À l’intérieur comme à l’extérieur du café, l’ensemble s’invente un nouvel espace, à mi-chemin entre la solitude des trottoirs et l’énigme des réseaux sociaux.
En ce week-end de fin janvier, le Dancing Underground bat son plein. La caverne, baignée d’une lumière rouge-chair, émise de plafond en plafond par des serpents de LED, dégage une atmosphère joyeusement canaille. Et comme un air de chantier, aussi. L’effet est voulu. « Il y a quelques semaines encore, c’était un hôtel », souffle Franck. Le photographe dilettante donne un coup de main, tout sourire, à l’événement. Les chambres d’autrefois ont fait place aux fauteuils, tables et bars. Mille visages et dessins ont transformé, ces derniers jours, les murs en cimaises. S’y côtoient des femmes bariolées, des créatures étranges, des maximes ambivalentes, des street-calligraphies, des pochoirs aux formes multiples. Certaines sont signées. Toutes sont escortées d’un petit QR code qui livrent des noms en pagaille aux fureteurs : Les Poulpeuses, Trasshcanz, RamZ, LaDactylo, La Meuf Street Art, Carole b, Joko…. Un joyeux souk de couleurs plaquées dans les moindres recoins du local, des toilettes aux escaliers. À croire que la rue a pénétré les entrailles mauves du bâtiment.
“ Prendre artistiquement possession d’un endroit comme celui-ci – un bar, donc un lieu public – tout en cultivant un aspect underground, c’est une première à Paris ”
L’intuition est bonne. « Le patron du café a racheté le site et les artistes sont venus donner un coup de main pour le redécorer », indique Franck. À côté de lui, Demoiselle MM opine. La street-artiste, une des 25 artistes impliqué.es, porte, avec humilité, la casquette d’organisatrice en chef et de directrice artistique de l’événement. Avec l’accord du nouveau propriétaire, le groupe qu’elle a invité a eu carte blanche pour organiser la réhabilitation cosmétique de l’adresse. La métamorphose s’est déployée en trois temps. Une soirée d’inauguration, d’abord, marquée par un live art – comprenez : une session de création artistique en public – du grand mur situé derrière le bar du 1er étage. Puis deux week-ends d’ouverture du lieu en présence des différentes forces créatrices participantes. Était-ce un festival ? Une exposition collective hors galerie ? Un happening ? Difficile de nommer ce qui s’est exactement passé. Et Demoiselle MM s’en félicite, au comble de la joie. « L’idée était de nous inspirer de ce qui se fait à Berlin », explique-t-elle gaiement, les mains encore tachées de sa dernière création, tout juste achevée sur l’un des stands disposés face à l’entrée. « Le plus souvent, les événements de ce genre, ça se passe dans les immeubles des beaux quartiers, dans des squats ou autres. Prendre artistiquement possession d’un endroit comme celui-ci – un bar, donc un lieu public – tout en cultivant un aspect underground, c’est une première à Paris. » L’animation certaine qu’il règne en ce début d’après-midi donne un certain crédit à cette ambition. « Rien qu’en ce moment il y a 70 personnes environ qui font la queue, c’est dingue », s’enthousiasme Franck. Le weekend portes-ouvertes carbure à pleine vapeur et attire d’autres artistes, curieux de ce qui s’y passe. Des négociations fortuites tournent court ; il n’y a plus d’espace pour accueillir des graffeurs supplémentaires. La prochaine fois, peut-être.
Liberté artistique et algorithmes
“On n’a pas besoin de dépendre d’une institution pour exister”
Pareille situation n’arriverait pas dans la rue ou en galerie. Encore moins en musée. « L’idée était vraiment de montrer que les artistes sont fondamentalement libres, qu’on n’a pas besoin de dépendre d’une institution pour exister », précise Demoiselle MM. Malgré tout, l’événement des 25 du 104 n’aurait pas pu se produire sans un intermédiaire, sans un espace très particulier : Instagram. Le juteux réseau est prisé des cercles artistiques qui en ont fait leur pierre de touche numérique. Un teasing efficace, synchronisé entre les 25 artistes et structures partenaires, a permis de créer un premier buzz autour de l’événement. Quant aux QR codes disposés auprès de chaque œuvre, ils renvoient vers les posts de l’association Scan Some Art, spécialisée dans la médiation 2.0.
« On ne peut pas se passer d’Instagram, pour se faire connaître c’est encore incontournable », s’enflamme Clément Hermann. À 19 ans, le jeune homme est le benjamin des graffeurs participants. Lui-même se présente plutôt comme artiste-peintre. Il vient d’achever un nouveau dessin – le portrait de Demoiselle MM, en lourde capuche et masque respiratoire – derrière le bar du premier étage. D’abord imprégné de culture jeu vidéo sur Youtube, cet étudiant en art né avec les réseaux sociaux dans une main et ses crayons – puis ses pinceaux – dans l’autre ne s’est élancé que récemment vers le street-art. Un tournant opéré il y a un an, pendant la pandémie, une époque qui a vu le web gagner en puissance. Devenu entre-temps ambassadeur d’Instagram, Clément Hermann est désormais suivi par près de 12.000 personnes. Un joli score qui, pourtant, le touche moins que le contact réel avec le public.
Instagram ou la vraie vie ?
« Les vues sur Instagram ne compensent jamais les projets concrets. La reconnaissance, je l’acquiers avec des ventes, des expositions, des commandes aussi, comme en travaillant avec le musée Carnavalet », raconte-t-il. La rue, par comparaison, paraît être une offrande laissée à la nature et aux quidams. Comme Instagram, en somme. Enfin, à un détail près. « La grande inconnue des plateformes, c’est leur algorithme ; tout peut changer du jour au lendemain sans que les utilisateurs en soient informés. », se désole le jeune homme. Il désigne d’un geste de la main le bar bondé. « Ici, au contraire, c’est la liberté. » Muette depuis une minute, la sono reprend de plus belle avec un jazz suave. « Et en plus c’est convivial ! », ajoute-t-il en riant, faisant abstraction un instant des mécanismes aussi obscurs qu’arbitraires dont dépendent de nombreux artistes en attente de reconnaissance.
“ Instagram, ça ne reste qu’un outil ”
Le lieu de vie n’a en tout cas rien d’une galerie. Les jeunes s’y engouffrent sans être impressionnés. Il suffit de descendre l’escalier surfréquenté et étreint par des fresques géantes pour s’en assurer. La foule qui s’y presse se sentirait-elle aussi à l’aise au milieu des cimaises de cathédrale qu’alignent les vénérables adresses du Marais ou de Saint-Germain-des-Près ? Absorbée par la création d’une table rouge, floquée du slogan « Liberté, égalité, sororité », La Meuf Street Art se réjouit du succès de cette petite fête d’art urbain, au rythme d’Act Like You Know. À côté d’elle, Demoiselle MM lève les yeux au ciel. « Instagram, ça ne reste qu’un outil », s’amuse la discrète curatrice de l’événement. L’artiste se déhanche au-dessus de sa dernière œuvre alors que résonne de nouvelles notes entraînantes du Fat Larry’s Band. Elle sait que l’essentiel est ailleurs, hors des méandres somme toute insignifiants du net. C’est peut-être là le cœur de ce qui se jouait, ce jour-là, avenue d’Italie. Le retour à la connexion humaine, au contact simple et franc avec le public. Comme si, au bout du compte, l’humanité avait toujours formé avec l’art vivant le premier – et le plus important – des réseaux sociaux.