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Ce n’est que très récemment que j’ai découvert que nous n’avions pas tous vécu le même 13 novembre 2015. J’ai longtemps considéré mon traumatisme de cette soirée-là comme national, et donc universel. En réalité, j’ai compris en parlant à mes proches non-parisiens que cette soirée ne les avait pas affectés comme elle m’a marquée. Pour ma part, je me rappelle exactement de chaque minute de cette soirée, avec qui j’étais, le verre de vin rouge que je buvais, ce qu’on racontait sur le fait qu’il fasse nuit toujours plus tôt désormais. C’était peu avant le drame. Et le moment qui bascule. Rien ne sera plus jamais comme avant, des semaines de deuil collectif suivront. Je me rappelle aussi des attentats de Nice ou de Strasbourg qui ont suivi, ils m’avaient choqués mais moins traumatisée. C’est sûrement ce fameux mort par kilomètre qui fait que plus un drame se produit loin moins on y est sensible. Mais je crois aussi que les attentats du 13 novembre ont marqué un tournant. Ils ont ancré un nouveau message : désormais tout le monde peut être tué. J’ai réalisé ce soir-là que dans mon pays, je pouvais mourir jeune.
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Par la suite, j’ai regardé tous les documentaires sur le 13 novembre, écouté les hommages chaque année et les interviews des survivants qui prennent courageusement la parole dans les médias et à chaque fois, ce frisson. Déjà 6 ans. C’est fou parfois on tend à oublier, cette peur là, après les attentats, qui nous faisait descendre d’un coup d’une rame de métro ou s’interroger quand on s’asseyait en terrasse. Pendant longtemps, j’ai cherché les issues en rentrant dans des salles de spectacle ou de cinéma. Aujourd’hui, plus vraiment. Aujourd’hui le 13 novembre, la vie a repris, on se plaint toujours du fait qu’il fasse nuit plus tôt. Mais je ne veux pas oublier. Et en me rendant au Palais de Justice au procès des attentats en cette fin de mois d’octobre, tout m’est soudain revenu.
Six mois de procès, ça parait si long, mais chaque personne qui vient à la barre raconte un récit différent dans la toile du récit collectif. Que ce soit pour un usage exutoire ou pour rendre hommage, survivant ou proche énoncent à tour de rôle ce qu’ils attendent du procès et pour qui il sont là aujourd’hui.
« Il ne faut pas confondre avec la queue de la Sainte-Chapelle »
En arrivant au Palais de Justice, j’étais prévenue. Un ami m’avait proposé d’y aller pour écrire un sujet pour Nous Fomo, il m’avait indiqué l’heure et l’endroit où me rendre. Plusieurs salles de retransmission sont ouvertes au public, l’une est consacrée uniquement aux journalistes, « je te conseille d’alterner entre les deux », me dit l’ami en question « celle avec les journalistes tu as les réactions en direct et c’est très studieux ». Tandis que la salle publique est plus calme. De mon côté, c’est là ou j’ai ressenti le plus d’émotion. Dans la queue devant moi, deux petites dames d’une soixantaine d’années attendaient, j’ai vite compris qu’elles venaient tous les jours depuis le début du procès, le 8 septembre 2021. Là, devant moi, dans la queue, elles papotaient et se limaient les ongles en se racontant les derniers reportages de serial killers qu’elles avaient vu à la TV.
« Non lui, il est en prison je te dis », « ah, il a pas fait appel t’es sûre ?? ». Ça a changé le club de belote. Elles ont malheureusement été interrompues en plein débat sur le complot contre « le pauvre » DSK car les portes se sont ouvertes et nous avons pu rentrer. Le passage obligé par les portiques de sécurité nous délestait tant de nos affaires que nous prévenait symboliquement d’un avant-après la retransmission.
Un procès historique
À l’intérieur, beaucoup de jeunes, surtout des étudiants et étudiantes en droit qui viennent (re)vivre ce moment d’Histoire et comprendre les ficelles d’un procès d’une telle envergure. Amusant de penser qu’ils n’avaient pour la plupart pas 13 ans à l’époque des faits. Je les vois néanmoins très affectés, sur les bancs en bois du palais de Justice, certains s’enlacent, d’autres se tiennent la main. Incroyable de penser aussi que ce que nous avons vécu fait déjà partie de l’Histoire, et sera transmis dans les manuels des générations à venir.
Thomas
Sur l’écran de retransmission apparaît le père de Thomas, décédé au Bataclan Café. À l’annonce de la mort de son fils, il témoigne d’une « explosion de douleur insupportable qui lui pétrifia le sang et le pétrifie encore. » La mort de leur fils, les parents de Thomas ne l’ont jamais appris officiellement, c’est par les réseaux sociaux que la nouvelle est tombée. Ils n’ont pas non plus été aidés dans les démarches administratives par la suite. C’est grâce au témoignage d’une survivante, Delphine Feré, que le père et la mère apprendront où et comment est mort leur fils. Thomas est décédé sur la terrasse du Bataclan Café. Il s’est levé par réflexe de son tabouret quand les terroristes sont arrivés, c’est là qu’il s’est pris une rafale de cinq balles dont une dans la cage thoracique, fatale. Ce que réclame son père aujourd’hui au travers de ce procès, c’est que soient reconnues dans les documents officiels de l’attaque comme des victimes du Bataclan, celles qui n’étaient pas dans l’enceinte du lieu.
« C’est dommage et dommageable pour les familles, vous comprenez », dit-il d’une voix brisée.
« Thomas est mort trop jeune mais sa vie a été pleine et dense »
Thomas avait 32 ans. Très jeune, il a voulu travailler dans le monde de la culture. Il a été recruté en chef de projet chez Mercury au sein d’Universal. « Thomas est mort en faisant son métier, sa passion » affirme son père à la barre. Très généreux et fidèle en amitié, Thomas était l’ami de nombreuses stars en France et à l’international : Selena Gomez, Zazie, de Palmas… ont tous envoyé leurs condoléances aux parents de Thomas. Mais pour eux, cette notoriété leur était complètement étrangère « Nous en sommes bien entendu très très fiers », rassure le père. Aussi sociable qu’ouvert, Thomas était le produit de la mixité, né dans une famille avec une grand-mère catholique et l’autre musulmane. Toutes les deux sont décédées par la suite des attentats, « de chagrin, j’en suis convaincu » ajoute le père.
« Thomas était le lien entre ces deux cultures, il défendait les croyances du vivre ensemble dans les valeurs de la république et la laïcité. Il était musicien et il aimait la vie. » La ville d’Amiens, d’où il est originaire, lui rend d’ailleurs hommage en donnant le nom de Thomas à une salle de musique.
« Thomas a rejoint ses deux grand-pères, avec qui il organisera des matchs de hockey et des bœufs à la guitare avec l’autre. Et dans ses deux grand mère l’une lui fera des makrouts et l’autre des tartes au sucre. »
Thomas vivait en couple avec Christelle depuis plus de dix ans, ils s’aimaient et avaient les mêmes centres d’intérêt. « Avec mon épouse, nous pensions être à nouveau grand-parents bientôt, nous en étions très heureux. Ils devaient récupérer les clés de leur maison le 14 novembre. » Désormais exilée au Canada, Christelle a vu tous ses projets s’effondrer, dont celui d’être mère. « Que sommes nous devenus ? » interroge le père dans une question rhétorique. « On a longtemps donné le change, donné l’impression que tout allait bien. Que nous étions forts, probablement équilibrés. En décembre 2015, Annie et moi avons chacun consulté un psychiatre. Notre vie sociale a complètement explosé : on n’allait plus au théâtre, au restaurant et aux concerts. Alors que je voyais 200 à 250 spectacles par an auparavant. Tout s’est arrêté d’un seul coup. Notre curiosité a disparu, on a perdu ce goût de recevoir, de voyager. » Engagé dans l’association 13onze15 depuis qu’il est à la retraite, le père de Thomas a pu rencontrer, discuter et découvrir d’autres personnes qui avaient vécu les mêmes choses que lui. Il y a trouvé du réconfort. « Nous estimons, mon épouse et moi, que nous devons aussi montrer le meilleur de nous même à nos petits enfants. » Survivre pour la nouvelle génération.
Aujourd’hui, si le père de Thomas se tient à la barre c’est parce qu’il attend du procès qu’il donne aux familles la reconstitution des évènements pour faire leur deuil. Il espère que le procès va trancher sur la fameuse connaissance ou non de l’État des attentats à venir : « Peut-on nous expliquer comment l’État a protégé ses citoyens de ses menaces d’attentat ? » clame-t-il. À 67 ans, le père de Thomas, fils d’immigrés algériens, est marié depuis 42 ans avec son épouse, catholique. Dans une dernière prise de parole, comme un dernier souffle, il fait l’apologie de la mixité et s’adresse directement aux accusés dans la salle :
« Je veux leur dire qu’en tant que fils d’immigrés algériens, leur islam n’est ni le mien, ni celui de mes parents, ni celui de ma famille, ni celui de mes voisins. Ils se trompent de croire que c’est la religion qui fait l’homme. Nos sociétés façonnent les hommes. Les croyances et les religions appartiennent à chacun et libre à lui de croire ou de ne pas croire. Nos sociétés doivent garantir ce droit. Ce sont nos enfants que vous avez assassinés, pas la France. La haine des autres vous habite et vous aveugle. Vous vous servez de l’islam pour servir votre croisade contre l’occident, pour déverser une idéologie fausse et archaïque. Les premières victimes de vos actions sont les musulmans eux-mêmes. Les musulmans qui n’ont qu’une envie : vivre en paix et en harmonie dans la société. Ont-ils seulement lu le texte sacré du Coran ? Par leurs textes barbares, ils donnent du grain à moudre à l’extrême droite. Sachez que nous n’accepterons jamais de plier face à la barbarie, vous avez attaqué lâchement une foule dont j’espère que les 134 âmes vous hanteront jusqu’à votre mort. Nous sommes plus que jamais déterminés à défendre la liberté. Il existe un islam des lumières et c’est celui là que nous reconnaissons. L’islam français est possible. »
Je conseille, si possible, à tous et toutes de prendre le temps d’assister à ce procès historique. Aussi, j’invite à vous inscrire à la newsletter de Juliette, qui se rend depuis le commencement du procès tous les jours en salle de retransmission avec Constance, son illustratrice. Ensemble, elles restituent en mots et en dessins ce qu’il se passe chaque jour dans cette salle du Palais de Justice créée spécialement pour le plus long procès jamais organisé en France. Pour les curieux.ses, les proches, les survivant.e.s, la newsletter constitue un véritable espace d’échange et un bel hommage.