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Dans cette nouvelle tribune, notre journaliste Juliette Sananes évoque son rapport à la religion. Juive, élevée dans la tradition française, c’est depuis toujours ce dernier aspect qu’elle revendique. Qui la définit. Elle rejette « ce qui fait juif » pour mieux s’assimiler. Jusqu’à ce qu’elle découvre l’exposition Juifs d’Orient à l’Institut du monde arabe. Après ça, sa perception des choses a été bouleversée. Elle nous raconte.
Pour rappel, selon un sondage Ifop de 2020, 48% des 18-30 ans croient en Dieu.
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“ À chaque début d’année, deux calendriers se superposent ”
Transmission : devoir ou devoir ?
Bientôt 24 ans que je vis en France au rythme des traditions juives. À chaque début d’année, deux calendriers se superposent. Il y a le souvenir de celui de Petit Ours Brun scotché dans ma classe de maternelle avec Noël, Pâques, l’Épiphanie, le 15 août et il y a celui vu au Talmud le dimanche matin à mes 11 ans avec Soukkot, Kippour, Pessah et d’autres. Tout en me sentant française avant d’être juive, j’ai toujours eu conscience de vivre dans deux espaces temps distincts et liés. La nouvelle année se célèbre à Roch Hachana et au 1er janvier. La fin de la semaine c’est vendredi, mais c’est aussi Chabbat. Les cadeaux c’est à Hannoukah et à Noël. Entre Orient et Occident, héritage et intégration, tradition et modernité, j’ai essayé de me construire un équilibre sans trop me poser de questions. Par devoir. Jusqu’au moment où le mot « devoir » a pris une autre dimension.
La schizophrénie de ma judéité s’explique aussi par mes origines. Maroc d’un côté, Algérie de l’autre, deux pays qui ne se rapprochent que par leur géographie. En France, les juifs marocains sont reconnaissables et leurs coutumes font partie du patrimoine arabe là où les juifs algériens sont assimilés et leurs coutumes s’apparentent aux habitudes françaises. C’est à partir du moment où ces deux origines se sont associées que cette scission qui m’empêche de me catégoriser dans un judaïsme établi et reconnu a commencé. Pour les personnes que je rencontre, j’ai l’air juive sans me comporter comme telle. Pendant les fêtes en famille, je me sens chez moi sans me sentir à ma place. Je pourrais avoir une hanoukkia (chandelier à neuf branches ndlr) à condition qu’elle ne porte aucun symbole qui rappelle la religion. J’ai accepté d’avoir une mezouza à condition de ne pas la voir. Des expressions judéo-arabes sortent de ma bouche sans les mimiques qui les accompagnent. J’aimerais savoir parler hébreu mais je ne prononce jamais aucun son lorsque tout le monde entame les chants religieux que je connais. J’aime ce moment où l’on se reconnaît entre personnes juives tout en en comptant deux dans mon cercle d’amis. Je refuse tout ce qui « fait juif ». Qui hurle juif. Qui me définit et m’atteste comme juive.
Jusqu’à l’exposition Juifs d’Orient à l’Institut du Monde Arabe, 90 minutes qui retracent toute notre Histoire. Sur les murs, j’ai tout reconnu. Les objets. Les vêtements. Les chants. Les photos de famille. Les intonations pendant les prières. Les expressions auxquelles j’arrive enfin à attribuer une origine. Mon héritage était là, complètement étalé devant moi. Après 24 ans passés à raconter nos histoires à table durant les fêtes, je me suis bien rendue compte que j’appartenais à un peuple de très longue date. Mais se le prendre en pleine figure, ça n’avait rien à voir. Il m’a fallu ce dimanche matin pour me rendre compte que depuis si longtemps, tant de juifs ont fait comme moi, que tant de fois j’ai fait comme eux. À ce stade, c’est plus qu’une famille géante, c’est des générations entières qui ont été calquées et décalquées. Dans des corps différents, ce sont les mêmes coutumes qui se répètent depuis des millénaires. Ma famille n’a rien d’original. Elle a existé avant. Notre Histoire, c’est juste ma famille qu’on a sélectionnée en Ctrl+C et déposée en Ctrl+V. C’est des habitudes qui se répètent encore, et encore, et encore ; le grand-père qui raconte la sortie d’Égypte, la grand-mère qui fait les beignets, les tantes qui allument les bougies ensemble. Dans un environnement marqué si fortement par le judaïsme, je me suis surprise à apprécier ce sentiment d’appartenance, que ce soit en reconnaissant les objets judaïques au travers des photos et des vidéos, mais aussi en faisant abstraction des traductions entre parenthèses des mots en hébreu que je connais si bien sur les textes placardés au mur.
Une fois sortie, j’ai ressenti la charge de plusieurs siècles d’histoire sur mes pauvres 58 kilos, celle de millions de mémoires qui doivent tenir dans la mienne. Une culture qui a su traverser les continents, qui s’oblige à continuer à exister malgré les exodes, les guerres, un génocide. Alors, je me sens obligée de transmettre cet héritage d’une quelconque manière. La culture juive est devenue un peu comme un trop gros secret qu’on ne peut pas garder pour soi. Je me dois de conserver les coutumes qu’on m’a léguées, de perpétuer les traditions qu’on m’a fait pratiquer, de les raconter à tous ceux qui n’ont aucune idée de ce qui se trame dans les familles juives. Même si je ne suis pas encore sûre de bien saisir tous les ressorts de cette identité religieuse en construction. La judéité, et c’est Daniel Boyarin qui le dit, perturbe toutes les catégories d’identité, car elle n’est ni nationale, ni généalogique, ni religieuse, mais tout cela là à la fois, en tension dialectique.