22 septembre 2021

La vraie vie des profs

Écrit par Juliette Mantelet

  Le temps d’un allongé

Dans une volonté de simplifier la lecture sur nos longs formats, Nous Fomo a fait le choix de ne pas utiliser l’écriture inclusive sur l’ensemble du texte mais de la parsemer çà et là. Nous croyons que l’inclusion passe aussi par le fait de donner la parole à des femmes comme à des hommes. Et c’est cette mixité que vous trouverez tout au long de ce dossier.

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« Les profs sont toujours en vacances », « ils sont payés à ne rien faire », « ils passent leur vie à faire grève »Combien de fois, en tant que fille de professeurs ai-je entendu ces phrases toutes faites, profondément intégrées par tous.tes, en mentionnant la profession de mes parents. « On associe toujours le métier de prof aux grandes vacances d’été », décrit Delphine Saltel dans le podcast Journal d’une jeune prof, sur Arte Radio. 

 

Alors même que la réalité que j’observais en grandissant à leurs côtés me semblait loin d’être idéale. Au point que mon père, professeur de français, m’a toujours formellement déconseillé de me tourner vers l’enseignement. Beaucoup n’envisagent du métier de professeur que le temps passé devant la classe. Mais être professeur, c’est passer pour chaque heure de cours devant les élèves, une heure à préparer. C’est devoir, comme Hedene, autre membre de ma famille, gérer des élèves qui ont chacun leur particularité et des vies compliquées hors de l’école. Comme cet élève hémophile, ou cet autre qui a le VIH. Celui qui ne sait pas très bien s’il est un garçon ou une fille et cette petite-fille battue, recueillie par les services sociaux, qui demande à sa maîtresse si elle ne peut pas rester vivre avec elle. « On doit être à la fois professeur, psychologue, assistant social, faire la discipline, affronter l’émotionnel », résume mon frère, Vincent, professeur des écoles. Qui, face au manque de budget dans certaines écoles, a dû parfois acheter ses manuels avec son propre salaire. Un salaire qui, en tant que professeur des écoles, s’élève à peine à 1.700€ net, après un bac +5 et un concours de catégorie A.

 

Ce sont eux, et leurs récits, qui m’ont donné envie d’écrire ce papier, d’aller à leur rencontre, de leur donner la parole, sans détour. Pour combler ce gap immense entre l’image et le concret. Pour leur rendre hommage et faire comprendre ce qui se passe de l’autre côté de la classe. 

 

« L’éducation est l’arme la plus puissante que l’on puisse utiliser pour changer le monde » disait Nelson Mandela, et c’est peut-être encore plus vrai aujourd’hui avec les enjeux d’écologie, de féminisme et d’égalité sociale qui doivent devenir des réflexes acquis dès le plus jeune âge. Pourtant, ce métier d’enseignant, on le rend de plus en plus difficile à mener au quotidien. Tous les ans, les profs doivent s’adapter à de nouveaux programmes, toujours plus chargés, mais avec toujours moins d’heures de cours. Et le tout pour un salaire qui n’augmente jamais. C’est un fait, les professeurs français font partie des moins payés d’Europe. Les budgets se réduisent, les effectifs diminuent. Aujourd’hui, plus personne ne veut faire prof, les inscriptions au concours ne font que baisser et l’Éducation Nationale est même obligée de faire passer des annonces chez Pôle Emploi pour recruter des professeurs contractuels, non titulaires. En Seine-Saint-Denis, 20% des enseignants sont des contractuels. Ils sont payés moins cher, peuvent être placés où l’on souhaite, sans contrainte, et l’État ne paye pas leur formation. À côté de ça, le nombre d’élèves par classe augmente toujours. La frustration grandit de ne plus pouvoir faire du cas par cas et s’occuper dignement de chaque élève. Car à la fin, ce sont aussi eux qui trinquent.

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Alors, je suis allée à la rencontre des professeurs. Ceux qui aiment encore passionnément leur métier et ceux qui n’en peuvent plus. Ceux qui sont en poste fixe et ceux qui changent de poste chaque année. Les titulaires et les contractuels. Les jeunes profs de mon âge et ceux qui, brisés, ont changé de voie après 20 ans de carrière. Loin des discours officiels et de cette phrase de J.M Blanquer, « un pays qui va bien, c’est un pays qui aime ses profs », ils dressent un portrait sans appel de l’état de l’école en 2021.

 

 

Comment notre pays pourrait-il aller bien avec une école dans cet état ?

 

Certains prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat.

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Pauline, 25 ans, professeure d’histoire-géo agrégée depuis 3 ans, en poste fixe en lycée dans le 91.

 

« On sème des petites graines »

« Ce qui me plaît, c’est de côtoyer les jeunes générations. Voir ce qu’ils pensent, comment ils évoluent, et me dire qu’à mon échelle je peux peut-être un peu influer sur leur manière de voir le monde. En Enseignement Morale et Civique, on travaille sur la seconde main, l’industrie textile, la pollution. Les élèves sont super intéressés par les sujets actuels. Je trouve que tu peux changer des manières de penser en en parlant de la bonne manière. On sème des petites graines.« 

 

« Ce qui m’a le plus surprise, c’est l’implication émotionnelle et la fatigue. Il y a un côté très pénible, parce que ce n’est pas comme au bureau où tu peux être un peu dans la lune, ou pas complètement là. C’est un travail où pendant 8h tu dois être vraiment présent. Tu ne peux pas penser à autre chose. Je ne travaille « que » 3 jours par semaine, mais le vendredi j’ai 8h de cours face à des classes qui peuvent aller jusqu’à 35 élèves, cela demande énormément d’énergie. Et les jours où je ne suis pas en classe, ce ne sont pas des jours off, ce sont les jours où je bosse le plus à la maison, pour préparer tous mes cours, corriger les copies. Je ne prends jamais un jour de week-end complet. Et puis, il y a tous les à côté des cours. Des élèves qui vont t’envoyer des messages, des corvées administratives, on ne se rend pas compte de toutes les tâches à côté de la classe, c’est une charge mentale dingue« .

 

« Au lycée, j’ai appris les niveaux que j’avais le jour de la rentrée. Du coup, tu te retrouves à faire cours à des élèves de terminale et de première, qui ont le bac à la fin de l’année, avec un cours que tu as préparé la veille. Tu ne te sens pas légitime, mais pas par ta faute, mais par la manière dont le système est fait. Ce qui est horrible, et ce qui me fait dire qu’il y a un problème dans la machine, c’est que ça ne fait que trois ans, mais chaque année je me suis posé la question de si j’allais continuer à faire ça. Pour l’instant ça me plaît, mais je ne sais pas si c’est un métier qu’on peut faire longtemps, autant au niveau physique que mental. Je n’ai pas envie de devenir aigrie. C’est un métier qui, à cause de la manière dont ça fonctionne, t’amène à être blasée et avoir du mal à croire en ce que tu fais.« 

William aka Monsieur Le Prof, 33 ans, professeur d’anglais TZR (titulaire sur zone de remplacement) dans la région de Toulouse. Il fait sa dixième rentrée.

 

« L’homme invisible »

 

« Pour moi, le plus gros problème, et c’est ce que je dis depuis dix ans que j’enseigne, ce sont les effectifs. Ce n’est pas possible de faire des rentrées à 28 ou 30, et même jusqu’à 36 en première. Ça n’a pas de sens. Et de ces effectifs découlent beaucoup de choses, beaucoup de copies à corriger, la fatigue, le bruit en classe. Je me souviens que lors de ma première année au lycée on faisait un exercice sur Humans of New York, et une personne demandait à une autre, « est-ce que tu te sens importante ? », et la personne répondait non. Et mes élèves m’ont dit la même chose, qu’ils ne se sentaient pas importants non plus, parce qu’ils étaient entassés, qu’on mettait des semaines à apprendre qui ils sont. »

 

« En tant que TZR j’ai toujours appris au dernier moment où j’allais, ça ne m’est jamais arrivé de savoir en juin où j’allais l’année suivante. Il y a forcément un côté négatif, où évidemment ça génère un stress. On peut littéralement avoir des classes de la sixième au BTS. Je ne sais pas dans quel établissement je vais être, si ça sera un établissement un peu chaud… Je ne sais pas si ça sera à une heure de voiture ou si je pourrais y aller en transport. Avant j’étais TZR dans la zone Yvelines Sud du coup, j’avais décidé d’habiter à Versailles, qui était un point central. Mais si je n’avais pas eu de véhicule, ça aurait été une catastrophe. Là je suis dans l’attente, la rentrée est faite et je n’ai pas de poste. Je regarde tous les jours le site IProf pour voir s’il y a des nouvelles. Je ne peux pas me projeter, ni me dire que je vais en profiter pour aller me balader puisque du jour au lendemain, on peut m’appeler au boulot.

 

Je suis quelqu’un de peu sociable, donc j’aime bien ce côté homme invisible du statut de TZR, être de passage. Mais pour certains c’est vraiment difficile, on ne se sent pas inclus, tout ce qui est voyage scolaire on n’en fait pas partie… Avoir le même établissement, garder ses clefs, ses codes, ses habitudes, c’est un gain de temps et d’énergie considérable.« 

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Virginie, 55 ans, ancienne institutrice dans la région parisienne. Elle a arrêté l’enseignement après 28 ans.

 

« On devrait juger un pays sur la manière dont il gère ses EHPAD et ses jeunes. »

 

« Un jour, j’étais dans la cour, et un gamin de CP m’a foutu une gifle parce que ça faisait trois fois que je lui disais de ne pas aller vers les barricades de la kermesse qu’on commençait à préparer. La troisième fois, je suis allée le voir, et je lui ai touché l’épaule. Il s’est retourné et il m’a envoyé un aller-retour. J’ai eu le bon réflexe de ne pas lui rendre. Je l’ai bloqué par les épaules et il a continué à me mettre des coups de pieds dans les tibias, j’étais toute rouge. Et c’est son frère qui est venu par derrière en lui disant de se calmer. Moi je suis montée, très énervée, j’ai dit à mes collègues que je venais de me faire frapper par un élève. Il y avait une majorité d’hommes dans l’équipe, comme c’est souvent le cas en REP (réseau d’éducation prioritaire), et ils m’ont répondu : « oh bah alors on s’est fait frapper ». J’étais sonnée. Je l’ai ensuite dit au directeur, et puis je suis allée quand même à la piscine avec ma classe, même si on m’avait proposé de me la prendre. Arrivée dans les vestiaires avec les gamins, j’éclate en sanglots, je craque. Mes collègues me disent de retourner à l’école, de discuter avec le directeur et de me poser. Qu’ils ramèneront mes élèves. J’arrive en larmes pour voir le directeur, je frappe et il me fait patienter. Il était occupé. Alors qu’il savait ce qu’il s’était passé avant. Il me fait patienter au point que j’ai eu le temps d’appeler les syndicats, mes proches… Quand il m’a enfin reçue, il m’a parlé d’abord d’appeler le psychologue scolaire pour qu’il voie le gamin. Et il se demandait comment appeler le père pour lui dire que son fils avait frappé une institutrice. C’était suffoquant. Ce sont les syndicats qui m’ont conseillé d’aller voir mon médecin et qui m’ont dit que si je partais ça pouvait être un abandon de poste. On en est là. Je n’ai pas porté plainte, et c’est l’une des seules choses que j’ai regrettées. Cela aurait pu marquer le coup. Il faut le savoir, peu d’enseignants racontent et portent plainte. Donc les chiffres des remontées d’injures et de violences sont ridicules par rapport à ce qui se passe réellement. Les enseignants ont honte. Parce qu’en fait c’est quoi ? C’est un gamin de CP qui a réussi à me faire craquer. C’est un peu dur à dire pour un adulte qui est référent. Et ça, ils ne font aucune formation là-dessus. Il faut l’avoir vécu pour comprendre.« 

 

« La première fois où je suis partie en classe Découverte avec des élèves, j’avais dans ma classe un élève qui avait une maladie grave. Quand je l’ai emmené, sa mère a oublié de me donner son traitement et j’ai dû le faire hospitaliser. Quand on l’a hospitalisé, moi je ne dormais plus, je n’arrivais plus à m’occuper de mes élèves. Il est resté quatre jours à l’hôpital, ses parents ne sont pas venus le chercher, et moi je culpabilisais. Les parents m’ont en plus accusée de l’avoir fait hospitaliser plus longtemps pour m’en débarrasser. Ce n’est pas à l’enseignant de porter ça. Ça m’a créé un traumatisme, c’était ma première classe Découverte.« 

 

« Quand on voit qu’ils essaient d’évaluer les pays par rapport au PISA, à nos sports, les JO etc, moi je dis qu’on devrait juger et noter les pays sur la façon dont ils gèrent leurs EHPAD et leurs jeunes. Et là on se battrait pour avoir les meilleures notes et on se donnerait du mal. On dysfonctionne parce qu’on ne valorise pas tous ces métiers qui accompagnent les autres. On fonctionne à l’envers. Et c’est ça qui m’a cassée, au début j’étais fière de travailler pour l’État, je me sentais utile. »

 

« Le métier devient de plus en plus dur. Le fait qu’on s’use, qu’on prend de l’âge qu’on fatigue, ils n’en tiennent absolument pas compte. Lors de la dernière augmentation des salaires, il y a eu 30 % des professeurs qui n’ont pas été augmentés, parmi lesquels les anciens, les plus vieux. Comme si on avait démérité. Et pour arrêter cela a été très dur, j’ai dû faire reconnaître que j’étais inapte à la fonction d’enseignant. C’est dur à avaler, de le voir écrit, de passer une commission. Ça fait mal, surtout quand c’était une vocation au départ. Et c’est encore très mal fait, la procédure n’est pas au point, pas respectueuse des gens. »

“ Avant les profs étaient reconnus, on reconnaissait leur travail, maintenant on est vu comme des tire-au-flanc, bien payés pour ce qu’on fait

Emma, 28 ans, professeur des écoles à Colombes, dans le 92, en poste fixe sur un CP dédoublé, avec sept ans d’ancienneté. 

 

Le suivi des familles

 

« Ce qui me plaît le plus dans mon métier, c’est que même si j’ai prévu toute ma journée, ou toute ma semaine, je sais très bien qu’en arrivant dans la classe ça ne va jamais se passer comme j’avais prévu. Les enfants vont apporter plein de choses, ils vont participer. Il suffit qu’ils fassent une remarque le matin, « j’ai trouvé ça dans la rue », ou qu’ils ramènent quelque chose dans la classe et ça va bouleverser et modifier le programme que j’avais établi. C’est ça que j’aime beaucoup, la spontanéité. »

 

« Moi j’ai de la chance parce que comme je suis en REP, en réseau d’éducation prioritaire, j’ai un CP dédoublé, donc j’ai 12 élèves et je vois vraiment le côté positif de n’avoir que 12 élèves. Je peux faire un travail particulier pour chaque enfant, sans que ça ne me demande trop de temps non plus, je peux vraiment passer derrière chacun dans l’activité, j’ai le temps de prendre le temps. Et ça change. Dans une autre école, j’ai eu un CP à 30, avec plein d’enfants en difficulté et je ne pouvais pas du tout les aider, j’étais obligée d’en laisser certains sur le côté parce qu’on n’a pas le temps. C’est horrible, mais tu es obligée d’avancer. »

 

« Quand on fait nos études, on est là pour apprendre le métier de profs, et on apprend juste à se comporter devant des élèves, on n’apprend pas à discuter avec des parents, par exemple. C’est assez stressant la première fois où tu dois rencontrer des parents, et que tu te retrouves du haut de tes 22 ans à devoir leur parler, te confronter à leurs attentes, remplir des documents qui vont ensuite servir à la scolarité de l’enfant. Ce sont plein de choses que l’on ne voit pas et qu’on n’apprend pas.

 

Et là où j’enseigne, la grande difficulté, c’est justement le suivi des familles. Je suis dans un quartier où pas mal de familles ont peur de l’école. L’école pour eux c’est négatif, et du coup ils transmettent quelque chose de négatif à leurs enfants, une crainte de cet endroit où il faut aller, mais qui n’est pas plaisant. C’est l’une des choses les plus difficiles, faire entrer les parents dans l’école et leur faire voir que l’école c’est aussi du positif, que ça sert, que c’est une chance. On est aussi confronté à la barrière de la langue. On a beaucoup de mal à communiquer avec les familles, à se comprendre. Parce qu’on ne parle tout simplement pas la même langue. Du coup on a du mal à avancer et à travailler avec les familles pour aider au mieux les enfants. Il faudrait proposer des cours de français aux familles, certaines mairies le proposent mais c’est trop rare, ou alors il n’y a pas de place pour tout le monde. »

 

« Ce qui me dérange plus que le salaire en lui-même, c’est le manque de reconnaissance. Avant les profs étaient reconnus, on reconnaissait leur travail, maintenant on est vu comme des tire-au-flanc, bien payés pour ce qu’on fait. »

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Lucien, 33 ans, professeur d’histoire-géo titulaire en collège dans le 93 depuis 3 ans, après avoir fait ses débuts dans l’enseignement en tant que contractuel.

 

« On est tout seul, jeté à l’eau »

 

« J’étais en thèse, je n’avais pas de financement, il fallait que je gagne de l’argent et je me suis retrouvé à postuler à l’Éducation Nationale en tant que contractuel. Tu postules sur un site internet, tu mets ton CV, tes expériences professionnelles. Tu postules auprès de plusieurs académies. Moi j’avais une licence d’Histoire-Géographie, donc j’avais des qualifications, même si elles ne sont pas équivalentes à celles d’un professeur certifié qui doit avoir un Master. Pour moi, quand on m’a contacté pour aller à l’entretien, j’y allais sans rien avoir préparé, pour voir ce qui allait se passer. Et il se trouve que l’entretien a abouti.

 

Pour l’entretien, tu vas au rectorat, et tu rencontres un inspecteur d’académie. Il te pose plein de questions, des questions d’ordre pédagogique, des questions scientifiques, des questions de cas pratiques et de mises en situation pour voir comment tu réagis, ton niveau global. Il m’a posé une question sur l’espace en géographie, je n’en savais strictement rien. Pour moi, l’entretien ne se passait pas très bien, je sentais bien que j’étais à la ramasse, que ça n’allait pas aboutir. Finalement, l’inspecteur m’a dit qu’il allait me donner un avis positif parce qu’il sentait que j’avais de « l’intuition« , ce qui ne me semblait pas un argument solide. À la fin de l’entretien, j’ai demandé s’il y avait des jours de formation prévus, comme je n’avais aucune expérience d’enseignement au collège. L’inspecteur a alors pris une feuille recto-verso sur son bureau avec des conseils, qu’il m’a tendue en me disant, « Vous verrez sur le tas. Ça déjà, ça va bien vous aider ». Même quand j’ai bossé à la Poste en tant que facteur, j’ai eu plus de formation que ça. On a l’impression d’être sur la lune.

 

Et à partir de là, tu plonges dans le grand bain. On te donne le numéro pour joindre l’établissement, rencontrer la direction, les autres professeurs d’histoire-géographie. Et c’est tout. J’arrivais dans un collège où un professeur d’histoire-géo était parti à la retraite en décembre et moi j’arrivais en février, pour faire un complément de service de 5h. C’est une arrivée dans des conditions un peu étranges, en ne sachant pas où en est resté le professeur qui est parti, comment fonctionne l’établissement, les règles. Est-ce que j’ai le droit d’aller faire des photocopies et de laisser ma classe seule ? Quel est le registre de sanctions que j’ai le droit d’appliquer ? Tu ne sais pas comment s’appellent les gamins, comment fonctionne le projecteur, tu n’as pas les codes pour les ordinateurs, l’imprimante, tu ne sais pas faire l’appel, aller sur l’espace numérique ou Pronote. Qui te donne les feutres, l’intendance ou l’accueil ? On est tout seul, jeté à l’eau. Et tout ça, ça te met dans une position délicate car c’est du stress qui se voit pour les enfants, qui décèlent très vite ce genre de choses. Quand tu laisses transparaître de l’incertitude, ils le sentent. Pour avoir fait plein de collèges en très peu de temps, quand tu es nouveau quelque part tu traînes toujours avec toi une part d’incertitude, une part de « je ne sais pas » dans laquelle les enfants s’engouffrent. Et en tant que contractuel, la brèche par laquelle les élèves peuvent passer pour te mettre en difficulté est énorme.« 

 

« Il y a évidemment des moments de grâce, un élève qui te regarde avec des grands yeux et un sourire parce qu’il a compris quelque chose. Je transmet des choses, mais pas forcément ce qu’on me demande de transmettre. C’est peut-être justement là où je me sens le plus utile. Quand j’entends mes élèves de troisième avoir une discussion sur le sexe, et qu’ils sont en train de dire n’importe quoi, que j’arrête mon cours sur Vichy, et que je leur dis qu’on va en discuter entre nous pour enlever toutes ces idées qu’ils ont dans la tête. Là, tu te sens utile quand tu essaies de répondre à des questions légitimes qu’ils se posent.« 

Myriam, 47 ans, professeure d’allemand en collège dans le 92. Elle enseigne depuis 22 ans.

 

L’importance du collectif

 

« La revalorisation des salaires je la trouve scandaleuse quand je vois la différence avec l’Allemagne. Sur des diplômes égaux, on a 1.000€ de différence avec l’ancienneté. Ça ne va pas. Mais là où on peut trouver de la nouveauté dans notre métier, au-delà des salaires qui ne sont pas à la hauteur de l’investissement et de l’élaboration des cours, c’est justement en croisant les regards. En Allemagne on a ce qu’on appelle la semaine de projets. Un professeur de l’équipe gère sur une semaine avec sa classe différents projets. On n’arrivera pas à aider tous les profils d’élèves en difficulté. Mais un gamin qui a du mal en langues étrangères, mais que tu arrives à mettre sur scène, où il contribue ainsi en français, où il découvre des choses, où il est mis en valeur parce qu’il fait de la musique, tu l’auras intégré. En France on est un peu prisonnier du cadre, des programmes.

 

Ce qu’il faut, c’est monter des projets interdisciplinaires. Actuellement, avec des subventions du Conseil Général, je suis en train d’imaginer un projet sur l’ensemble de l’établissement autour des réseaux sociaux et de leurs répercussions sur le jeune public. À travers lequel on pourra aussi aborder la question de la citoyenneté, l’égalité des chances. J’ai conçu ce projet avec une collègue d’anglais, et on a embarqué la documentaliste et une collègue d’histoire avec nous. On veut faire venir des experts, une compagnie de théâtre d’impro, organiser des tables rondes, des expositions, une web radio… »

 

« Il faut s’avoir qu’il y a de plus en plus de tâches qui s’ajoutent au métier. Depuis qu’on est passé au numérique, sans te mentir, sur deux jours, j’ai reçu soixante mails et notifications, et il faut aussi que je les prenne en compte. C’est de la charge mentale supplémentaire. Je pense qu’avant il y avait une meilleure confiance qui était accordée au monde enseignant. Si le professeur exigeait ça ou ça, on lui faisait confiance. »

 

« Dans une période où l’on observe la montée des populismes, et l’importance de l’ouverture, je ne comprends pas la diminution des heures de langues. Dans l’enseignement, maintenant, on a 4h d’enseignement sportif en sixième. Et on va nous dire que les langues c’est anecdotique. Alors qu’on voit quand même sur la scène internationale à quel point ça ne l’est pas. Moi, avant, j’avais les élèves 5h à compter de la quatrième, on validait ainsi vingt certifications B1, là ça n’est juste plus possible avec seulement 2h30 de langues à partir de la cinquième. On fait marche arrière. On trouve qu’il y a un problème sur le manque d’éducation physique, ok. Mais du coup on habille Paul et on déshabille Pierre. »

“ C’est comme s’il y avait 800.000 Didier Deschamps en France et qu’il n’y avait pas un instant où on les formait sur comment gérer un collectif

Antoine, 29 ans, professeur de droit en prépa DCG (compta et gestion) à Amiens, après trois ans d’enseignement en BTS SAM (Support à l’action managériale) dans le 93.

 

« Tant qu’il n’y aura pas un peu de mixité sociale, ça ne pourra pas fonctionner »

 

« Pour moi, le plus gros problème, c’est l’hypocrisie. Il y a eu par exemple ce choix politique de faire monter tout le monde en compétences, parce qu’il y avait une concurrence mondiale des étudiants. Il y a quinze ans, dans les filières du BTS, tu n’avais quasiment que des bacs généraux. Aujourd’hui, les bacs généraux, ils vont en prépa ou en fac. Les bacs technologiques en IUT. Et l’objectif, c’est que la filière BTS devienne la filière naturelle pour tous les bacs pro. Et sur le principe, c’est plutôt louable, parce qu’on sait qu’un bac pro à bac +0, ça ne vaut quasiment rien. Du coup, on se dit qu’un bac + 2, c’est mieux. Sauf qu’un bac pro, surtout dans le 93, et surtout à dix de moyenne, il n’est pas bon. Donc si on veut continuer à les faire sortir de BTS avec le niveau d’avant, cela suppose un sacré effort. Et pour ça, dans une logique pédagogique, il faudrait que j’en ai moitié moins, ou que la formation dure trois ans. Sauf que l’État n’a pas une logique pédagogique mais une logique de flux. Il y a des millions d’étudiants, beaucoup plus qu’avant, et il faut les faire entrer dans le système scolaire pour qu’ils ne soient pas à la rue. Chaque année, ma charge augmente. L’année avant que je commence, ils étaient 24 par classe. Bientôt, ils seront 35. Sauf que dans le 93, avec uniquement des bacs pro, à 35, ça ne marche pas. Donc qu’est-ce qu’il se passe ? Tu as un écrémage qui se fait dès la première année, avec une quinzaine qui partent dans la nature, qui ne sortent avec rien. Donc au bout d’un an, tu as une promo qui fonctionne plus ou moins pour avoir le BTS, mais il ne te reste que huit mois. Et à la fin tu en as encore qui échouent, parce que le BTS au niveau national c’est 60% de réussite. Sur les 35 de départ, ça finit par faire un paquet qui échoue et là c’est hypocrite. 

 

Du coup, on baisse le niveau. La manière d’évaluer et de noter va être largement amoindrie. Moi depuis deux ans déjà, il y en a toujours cinq ou six qui ne méritent pas leurs diplômes, ils n’ont pas leurs compétences. Le BTS c’est un diplôme professionnel, tu es censé avoir acquis des compétences, validées par un diplôme. Les professionnels doivent pouvoir se dire qu’avec un BTS SAM tu es censé savoir faire certaines choses. Sauf que si demain j’ai des gens en nombre qui sont des faux BTS SAM parce qu’ils n’ont pas le niveau, les professionnels ne seront absolument pas dupes, et n’engageront plus les BTS. Donc finalement, avant on avait des chômeurs bac +0, et maintenant on a des chômeurs bac +2. Tu leur as fait croire à une promotion sociale, tu leur fais croire qu’ils sont bons, mais en fait ils ne sont pas compétents et vont se faire balader sur le marché du travail. Tu achètes la paix sociale avec un diplôme.« 

 

« Ce qu’il faut aussi, c’est repenser toute la formation des profs. J’ai étudié à l’ENS, qui est quand même une école qui a été créée pour former des profs, et il n’y a pas un seul moment dans mes 3 ans de l’ENS où un ancien élève est venu pour me raconter son quotidien de professeur. On n’est pas utilisé, alors que si on allait parler à Normale Sup de ce qu’on fait, qu’on leur disait de venir dans notre classe voir ce que c’est, on créerait des vocations. 

 

Quand tu es professeur agrégé, tu passes l’agrégation, mais il n’y a pas une fois où on teste ta capacité à être devant des gens. Les oraux de l’agrégation ce sont des oraux très théoriques et ce n’est pas sur ta capacité à être didactique et pédagogique. Je peux être quelqu’un de très brillant, mais très mauvais pédagogue. Faire cours, du coup, c’est de l’apprentissage au quotidien. Mes cours à l’INSPE en première année en tant que stagiaire, c’était une perte de temps absolue. Pourquoi on n’a pas des comédiens qui viennent pour des jeux de rôle ? Ton stress quand tu arrives c’est ça, la gestion de classe. C’est ça qui t’angoisse absolument, surtout dans le 93. Tous les profs te le diront. Moi je me considère quasiment comme un manager, j’ai face à moi 30 individus qui ont chacun leurs failles, leurs égos. Et il faut comprendre chacun finement. J’adore ça, ça me passionne, mais c’est un boulot. C’est comme s’il y avait 800.000 Didier Deschamps en France et qu’il n’y avait pas un instant où on les formait sur comment gérer un collectif. Donc tu as ceux qui aiment ça, qui l’apprennent au fur et à mesure et qui s’en sortent, et puis tu as tous les autres. Ce qui est fou c’est que tout le monde le sait et qu’en 40 ans, on n’a pas réussi à faire mieux. »

 

« Dans mes classes à Amiens cette année, je n’ai quasiment que des blancs et je découvre que des élèves peuvent s’appeler Cécile ou Hervé-Étienne. Dans le 93, je n’avais pas ça. Et ça, c’est un énorme problème. Ce n’est pas normal à mes yeux que tu aies des classes en France où il n’y ait que des maghrébins ou des noirs plutôt pauvres. Et des classes où il n’y a que des blancs riches. Tant qu’il n’y aura pas un peu de mixité sociale et culturelle, ça ne pourra pas fonctionner. Parce que cela sanctuarise le côté discriminant et le fait qu’il y a une voie pour les banlieues et une pour les autres. Les miens, ils n’iront pas en prépa. Ils feront un BTS, une licence pro…Et forcément dans le lot qu’il y en a qui sont sexistes, qui n’aiment pas trop la France, ou qui sont un peu antisémites ou homophobes. Mais en fait, ce n’est pas juste qu’ils sont des tarés ou quoi, c’est qu’ils vivent dans un monde clos, complètement fermé sur eux-mêmes.

 

J’ai une étudiante, c’est une des meilleures de ma classe, elle pourrait faire beaucoup d’études mais elle n’en fera pas. Et ça n’est pas parce qu’elle ne veut pas en faire, mais c’est parce que dans sa famille, on ne fait pas d’études. Clairement, elle va être mariée rapidement et voilà. Ça existe, il ne faut pas se leurrer. Ce sont des réalités culturelles qui font qu’on n’a pas tous les mêmes codes. Quand tu es une famille débarquée en France il n’y a pas si longtemps parfois, dans ton schéma, les femmes font peut-être moins d’études. Et pour moi, un des moyens d’amoindrir cette réalité séculaire, c’est la mixité. Si cette élève avait été dans une classe plus mixte, il y aurait eu une résistance plus forte. Elle verrait qu’il y a d’autres gens, qui font d’autres choses. Si elle avait une pote qui s’appelle Blanche à côté d’elle, une fille de bonne famille qui fait des études, peut-être qu’après deux ans avec Blanche, elle ferait d’autres choses dans sa vie aussi et qu’elle résisterait à sa famille. Mais tant qu’il n’y a pas ça, il y a un poids des réalités culturelles contre lequel tu ne peux pas vraiment lutter totalement en tant que prof. »

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Un immense merci à celles et ceux qui ont bien voulu partager avec moi leur quotidien de professeurs et leurs ressentis du métier, même les plus douloureux. Bien sûr, il est impossible d’être représentatif de toutes les réalités qui se cachent derrière le mot professeur. J’ai cependant essayé au maximum de créer un panel caractéristique.

 

Aujourd’hui, ils sont nombreux après quelques années à peine d’enseignement, à se demander ce qu’ils vont faire ensuite, comment se reconvertir. Ou comme mon père, à compter les jours avant la retraite, dégoûté par un métier autrefois passion. Dégoûtés par ce « système défaillant », où l’on rehausse les notes en permanence, où plus personne ne redouble, « où les diplômes ne valent plus rien« . Épuisés par le mépris global d’une profession, où on ne les écoute pas, où ils apprennent les informations les concernant sur BFM TV. Sur tous ceux que j’ai interviewés, aucun ne compte rester professeur toute sa vie. Et tous, sans exception, ont prononcé ces trois mots symboliques à un moment de notre échange, « poudre aux yeux« .

 

J’espère que toi qui me lis, ces témoignages forts autant que divers t’auront permis, peut-être, de te reconnaître, de te sentir moins seul.e ou, si tu es un chanceux étranger à l’Éducation Nationale, que ces mots t’auront offert la possibilité de te faire une idée plus juste de ce que vivent les professeurs. Ainsi, la prochaine fois que tu entendras quelqu’un dire, « oh les profs, toujours en vacances », tu seras armé pour répondre comme il se doit. « Revaloriser un métier entier, ça n’est pas simple » me confiait Antoine, mais comme Myriam, je suis fermement convaincue que cela passe par un mouvement commun.

 

 

PS : Si vous avez des questions, d’autres témoignages à partager, ou tout simplement envie de nous parler de votre professeur préféré, laissez un commentaire, venez nous écrire sur Instagram, on est là. 

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4 réponses

  1. Merci pour cet article qui laisse vraiment la parole aux profs, contrairement à un bon nombre d’autres médias. Ces témoignages sont lourds de sens sur l’état de santé de notre éducation.

    Espérons qu’il apporte une pierre à l’édifice d’une vraie refonte de l’enseignement en France.

  2. Merci pour ces témoignages très bien retranscrits. Ils sont suants de vérité, sans adoucissant, sans cache, sans paravent.

    Merci.

    Emy, une enseignante TZR depuis 4 ans, qui se demande parfois  » ce qu’elle fout là » puis qui se rappelle le soir en préparant, en corrigeant, malgré les coups de poing moralisateurs et les tacles lancés ici et là, que tous ces bouts de chou comptent plus que tout ça. Et qui continue…. Pour l’instant…

  3. Merci pour ces témoignages.
    Aujourd’hui j’ai arrêté de faire cours un quart d’heure avant la fin avec une de mes classes de 3eme, le bavardage étant devenu incontrôlable.
    C’est la fin de la première période, et je suis épuisé. Moralement, physiquement, mentalement.
    90 copies m’attendent pour les petites vacances. Plus les cours à préparer pour le rentrée de novembre. Plus pleins d’autres trucs en lien avec mon métier que je n’ai plus l’énergie de décrire. La charge mentale est trop importante.
    Mon équipe pédagogique est soudée, c’est ce qui me fait tenir.

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Écrit par

Juliette Mantelet

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Nathalie Quintane – Un Hamster à l’école 

Jean-Baptiste Labrune – Et père et maître 

Cécile Chabaud – Tu fais quoi dans la vie ? Prof !
Remedium – Cas d’école : histoires d’enseignants ordinaires

 

À regarder : 

https://www.youtube.com/watch?v=biiaVrnKjhQ

https://www.youtube.com/watch?v=Us0_HwSWasw

 

À écouter :

https://www.arteradio.com/serie/journal_d_une_jeune_prof?fbclid=IwAR39nRpHkNoNL-PbnlY66BwyoH8RjxByDNAKQKK2f83MWpfFejYeoLyA7kA 

 

À suivre :

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