5 mai 2021

La culture oublie sa jeunesse

Écrit par Juliette Mantelet

Le temps d’un allongé

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Clowns, musicien.ne.s, marionnettistes… Les défenseur.se.s de la culture étaient nombreux.ses à avoir répondu à l’appel du théâtre de l’Odéon, occupé depuis début mars, le vendredi 23 avril, dans les rues de Paris. Mais ce mouvement d’occupation des théâtres va bien au-delà de cette marche et dépasse la capitale. Partout en France, ce sont aujourd’hui plus d’une centaine de lieux culturels qui sont occupés. Notamment par les étudiant.e.s et les élèves en spectacle vivant, « qui essayent de le rester », et qui ont leurs revendications propres. C’est la jeunesse qui se bat pour faire évoluer le milieu dans lequel elle souhaite avancer. Une jeunesse qui demande plus de reconnaissance, plus de subventions, d’être incluse dans les prises de décisions. Pour que la culture, surtout, ne soit plus seulement une exception française mais bien une réalité pour tous les Français et toutes les Françaises.

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Dépression t’es foutue, les bouffons sont dans la rue

« Où sont nos poètes ? »

Quand on entend parler à la TV ou sur les réseaux du mouvement actuel mené pour la culture, on se dit que ce combat est principalement celui de la réouverture des lieux culturels. Parce que le mouvement est parti de ça. Mais pour la jeunesse, pour les élèves du spectacle vivant, « ceux qui ne touchent pas encore l’intermittence », c’est aujourd’hui un mouvement bien plus important qui a pour vocation de transformer radicalement le milieu. « Car si l’on rouvre dans ces conditions, ce serait un énorme échec, après 50 jours et 50 nuits d’occupation », tranche Thomas, occupant du Théâtre de La Colline à Paris.

Leur objectif ? Profiter de cette crise pour créer un mouvement global, repenser ce milieu très précaire, réinventer la culture. Et ainsi pouvoir jouer longtemps, toujours. L’idée, explique Valentine, élève de la section scénographie-costume au Théâtre National de Strasbourg (TNS) et occupante, c’est que « le théâtre rouvre avec plus de public qu’avant, avec un public différent ». Avant de trancher, « on ne peut plus continuer comme si de rien n’était »

 

« La crise a mis en lumière beaucoup de problèmes qui existaient déjà avant et qui vont continuer à exister si on ne prend pas des mesures maintenant » – Anne-Cécile, musicienne.

 

Alors pour changer « tout ce qui ne va pas », il.elle.s demandent « des mesures d’urgence ». Comme un soutien financier à toutes les petites salles privées pour la réouverture, et « des mesures pour la suite », encore plus essentielles. La généralisation du statut étudiant pour tous les élèves de conservatoires ou d’écoles privées, qui rendrait le système des écoles plus égalitaires, en fait partie. Il.elle.s sont encore trop nombreux.ses à devoir jongler entre leurs cours au conservatoire et des cours à la fac, pour pouvoir avoir accès aux bourses, par exemple.

 

Il.elle.s souhaitent aussi l’abandon de la réforme de l’assurance-chômage, la mise en place de l’année grise, après l’année blanche, pour la prolonger. Le système de l’année grise permettrait aux jeunes d’avoir un accès facilité à l’intermittence. Élargir cet accès, notamment pour les primo-entrant.e.s (celles et ceux qui arrivent sur le marché du travail et ne touchent normalement pas l’intermittence). Faciliter également l’insertion professionnelle, avec plus de subventions de l’État pour les salaires des acteur.rice.s, musicien.ne.s… La généralisation de cette aide appelée « jeune théâtre national« , qui est pour le moment réservée à deux écoles en France. À l’heure actuelle, après ses études au Conservatoire de Strasbourg et sa licence, Anne-Cécile, musicienne, devra sûrement passer des concours pendant des années, sans garantie de poste à la fin. Et on lui a souvent répété cette phrase, qu’il.elle.s ont tous et toutes déjà entendue : « T’es sûre de vouloir faire ça ? Parce qu’il n’y a pas de travail ». Pour Lou, vingt-ans, cette phrase aussi a souvent trotté dans sa tête quand, petite, elle rêvait de devenir actrice. « Je rêvais, mais même enfant j’avais déjà ce sentiment que j’allais galérer, que c’était trop compliqué que je ferais peut-être mieux de faire autre chose« .

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Thomas sort même ce chiffre, effarant : « 70% des sortant.e.s des Écoles nationales arrêtent au bout de 10 ans« . Et ajoute avec ironie, « Tu imagines si c’étaient les mêmes chiffres pour les énarques ou celleux qui sortent d’écoles de commerce ? ». « Tu sors d’une école nationale et tu te demandes si tu ne vas pas arrêter parce qu’il n’y a pas de travail en sortant, pas d’argent derrière… » Et les mots de « non-essentiel » qui reviennent vite à l’esprit. Ces mots violents, appliqués par le gouvernement à leurs professions, à leurs rêves. « Le gouvernement s’octroie le droit de définir quel humain est essentiel pour une société, pour qu’elle fonctionne, et qui est inutile. C’est ça qui est particulièrement violent », confie Anne-Cécile. C’est alors tout le système qui est à revoir. Cette société où « tout est jugé sur la valeur marchande des choses ». « Les artistes ne produisent pas du capital, mais des sensations. Alors il.elle.s sont perçu.e.s comme non-rentables, et donc non-essentiel.le.s ».

 

Mais pourtant, la culture contribue 7 fois plus au PIB français que l’industrie automobile. Elle permet aussi de développer le tourisme. Et fait vivre des gens. « Abandonnez l’exception culturelle française, ou donnez-nous de l’argent », s’énerve Thomas, lassé de voir partout en façade affiché « l’art à la française », quand les artistes se meurent et que le budget de la culture ne fait que baisser d’année en année. Pour lui, ça ne suffit plus de répondre « on n’a pas d’argent », de colmater les brèches. « Un budget, ça s’augmente. Ce n’est pas une loi divine. On veut que le ministère de la Culture redevienne un ministère important, comme du temps de Jack Lang ». Ce temps béni que lui racontent ses professeurs, où les « compagnies les appelaient pour venir jouer ». Aujourd’hui, c’est un autre monde, entre sacrifices, endettements et réductions de budgets

L’exception culturelle française c’est très bien pour la com’, mais derrière on est en train de crever

– Thomas

La culture, des cultures

Le changement passera aussi à leurs yeux par l’instauration de quotas de « jeunes créations dans les structures publiques« , comme l’explique Thomas. Avoir au moins 30% de création émergente dans la programmation des théâtres. Il ajoute que depuis trois ans, la moyenne d’âge des metteur.se.s en scène joué.e.s à La Colline, est de 53 ans. « Pas terrible ». D’où cette phrase reprise massivement dans leurs slogans et pendant leurs actions, « Où sont nos poètes ? ». Une programmation émergente qui fera peut-être venir dans les salles de spectacle de nouveaux publics, plus jeunes, les moins de 30 ans. Car au-delà de « sauver leur peau », c’est là que se trouve le vrai combat pour elleux. Dans cette diversification des publics, cette décentralisation nécessaire pour aller vers un futur commun, vers l’Art de demain. « Occuper c’est réfléchir ensemble à quel théâtre on veut, pour qui, comment ramener les gens au théâtre, celles et ceux que l’on n’a pas l’habitude de voir », décrit Valentine.

 

Il faut ainsi donner plus de moyens aux petites salles, aux salles des fêtes, lisser le prix des places dans les grandes salles, développer le théâtre ambulant, aller jouer dans les zones enclavées, faire des tournées, mais pas uniquement des spectacles montés à Paris par les directeur.trice.s de Centres Dramatiques Nationaux. « Les gens sont en demande de ça » s’exclame Thomas, qui réclame « un coup de boost à la décentralisation« . Un discours qui fait écho à celui de l’actrice Laure Calamy, le soir des Césars. Qui rendait un hommage nécessaire au Centre dramatique national d’Orléans et au cinéma Les Carmes, lieux de ses premières émotions. « Je repense à ceux qu’on appelait des fous, au sortir de la Seconde guerre mondiale, qui ont décidé de créer la décentralisation, de créer des théâtres dans les provinces pour que l’accès à l’art ne soit pas uniquement parisien. »

 

 
 
 
 
 
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On pense au théâtre national ambulant de Firmin Gémier dès 1911, à Jean Vilar, aux Comédiens de la roulotte, aux Rencontres d’Avignon et au Théâtre National Populaire. Jean Vilar qui emmenait Gérard Philipe et sa troupe jouer Le Cid à Suresnes. Gérard Philipe, l’acteur engagé qui s’est toujours battu pour les conditions des acteur.rice.s et qui écrivait en 1957, « Les acteurs ne sont pas des chiens. Le théâtre ne doit pas appartenir à ceux qui ont les moyens d’attendre ou la chance de trouver un second métier conciliable avec les impératifs de notre condition ». Et qui, en tant que premier Président du Syndicat des Acteurs Français, se battait déjà pour l’intermittence, les minima sociaux, la réévaluation à la hausse des subventions des théâtres de province. 

 

Aujourd’hui, même si l’État a installé de nombreux théâtres et centres dramatiques nationaux en banlieue, comme à Aubervilliers, Bobigny ou Nanterre, ces lieux « restent de petits îlots parisiens ». « À part les scolaires, la population autour de ces théâtres ne s’y rend pas. C’est toujours le même public parisien qui vient en banlieue », analyse Thomas. « Très peu de théâtres ont réussi à avoir cet ancrage local ». Même chose pour les écoles, qui restent majoritairement parisiennes. Il faut alors imaginer « un théâtre qui va voir les gens« . Bousculer cette image de la culture comme un monde à part, parisien, « pas pour moi », hérité de cette culture de l’élite, de la cour, et du théâtre subventionné par le Roi.

S’inspirer de l’Allemagne et de son système fédéral décentralisé où le théâtre est beaucoup plus populaire, pour créer autant de cultures que de citoyen.ne.s.
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La force du collectif

« Ça donne de la force d’être ensemble, de pouvoir discuter, débattre« , explique Cindy, comédienne et occupante du TNS de Strasbourg. Elle pour qui assumer sa vocation en Guadeloupe et à la Martinique, où elle a grandi, n’a pas toujours été facile. « Là d’où je viens, être actrice ce n’est pas un métier sérieux, c’est plutôt du divertissement ». De nombreuses fois, elle a hésité à arrêter, pour reprendre d’autres études. Et puis, grâce à ce mouvement global de la jeunesse, elle s’est sentie entourée, portée. Elle a compris qu’ensemble, « on pouvait trouver des solutions ». Elle insiste aussi sur l’importance du commun après un an de covid et d’isolation. « Sans l’occupation, j’aurais déjà cherché un plan B ».

« Le fait de savoir qu’on est aussi nombreux.euses, et qu’on fait converger les luttes ça me fait un bien fou » – Cindy.

Cette force du collectif, il.elle.s l’ont tous.tes perçue aussi lors des actions. Celles menées en commun qui fonctionnent plus fort, font parler. Enfin. Comme cette action « coup de poing », menée de manière collective entre les occupant.e.s de La Colline et celleux du TNS de Strasbourg, lors du week-end de Pâques. « On n’est pas là pour nous représenter nous, mais pour représenter un mouvement, peu importe l’école », explique Lou du TJP de Strasbourg. « Ça concerne tout le monde ».

Une action menée devant le Ministère de la Culture et des lieux emblématiques de Paris pour « interpeller la population ». Une action torse-nu, car le corps reste « le meilleur moyen de se faire entendre », menée avec l’aide des représentantes du mouvement Femen dont ils.elles reprennent les écritos et les typographies. Des passant.e.s dans la rue s’exclament : « regardez jusqu’où ils doivent aller pour se faire entendre ». Les slogans sont forts. L’un reste particulièrement en tête, « Je vais mourir, et même pas sur scène ». Et si l’action finit interrompue par la police, les occupant.e.s arrêté.e.s pour avoir dépassé le nombre de six dans l’espace public, le geste a fait mouche, les médias parlent d’eux. « C’est là qu’on a commencé à parler du mouvement, quand les forces se sont unies. »

Les occupant.e.s de toutes les villes de France multiplient les actions symboliques. Place de la République à Paris, il.elle.s inventent le musée « des professions oubliées », recouvert.e.s de bâches transparentes. À Strasbourg, il.elle.s organisent une Marche Funèbre pour la Culture autour d’un cercueil aux airs de boîte à violon. Il.elle.s s’évanouissent dans les supermarchés sur les caisses automatiques en tant que « personnes sacrifiées ».

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Une coordination nationale de tous les lieux occupés s’est même réunie récemment à Villeurbanne. Pour Thomas, leur revendication première c’est d’ailleurs celle-ci, « demander à l’État de discuter tous ensemble autour d’une table ». Que le gouvernement ne règle pas uniquement les choses avec les directeur.rice.s de conservatoires et de centres nationaux, nommé.e.s justement par l’État. « On en a marre que ça se passe sans nous« . C’est ce que symbolise cette banderole « La Colline abandonne la jeunesse » qui flotte dans le hall du théâtre occupé. « Nous demandons à être représenté.e.s et à participer au dialogue avec nos institutions locales et gouvernementales », écrivent aussi les étudiant.e.s du Conservatoire de Strasbourg dans leurs revendications.

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Et la suite ? 

La réouverture des lieux culturels est désormais annoncée pour le 19 mai, les théâtres, les cinémas, les salles de spectacle se préparent à la réouverture, les programmes fleurissent à nouveau. Mais que va-t-il se passer pour les occupant.e.s ? Pour eux, le combat est loin d’être terminé. Et il.elle.s souhaitent tous et toutes rester sur place le plus longtemps possible pour continuer à sensibiliser le public qui retournera dans les théâtres. Qu’il comprenne que « ça rouvre, mais que tout n’est pas réglé ». Rester mobilisé.es. jusqu’à ce que leurs revendications « soient actées, acceptées, acquises sans compromis possible », ajoute Lou. Il.elle.s refusent de rouvrir les portes des lieux culturels sans changement, après presque trois mois d’occupation. Les occupations jour et nuit, du café du matin au bonne nuit du soir, leur ont permis de faire émerger des réflexions profondes qui ne peuvent plus être tues, balayées. Qui ne font que commencer.

« Ce serait très drôle d’avoir en même temps le théâtre qui rouvre et l’Occupation.  Le public qui arrive et nous qui sommes là en train de faire des AG. Le public viendrait, on parlerait, on discuterait. Ça serait incroyable », décrit Thomas, le sourire aux lèvres. Ce qui est sûr, c’est que les occupations ont permis la rencontre et le dialogue entre des élèves du spectacle vivant qui ne se seraient jamais croisé.e.s sans ce mouvement, ont renforcé la puissance des émotions collectives et de l’action commune, du faire et d’être ensemble. « Et ça, ça ne s’oubliera pas« , conclut Thomas.


Pour suivre le mouvement et leurs actions, rendez-vous sur Instagram sur le compte Ouvertures Essentielles.

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Juliette Mantelet

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