Avec les mineurs non accompagnés
Écrit par Juliette Mantelet
Le temps d’un allongé
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Avec Louise Mottier, autrice de l’essai « Les Conquérants. Avec les mineurs non accompagnés », publié chez Hors d’Atteinte, nous étions ensemble au collège, il y a presque quinze ans. Et c’est drôle, parce qu’aujourd’hui je suis journaliste, et elle signe cet essai touchant, plein de poésie et d’éclats de vie. Et nos chemins se croisent à nouveau. Les Conquérants est un essai important et nécessaire qui témoigne sans violence, avec la douceur caractéristique de Louise dont je me souviens encore, du parcours du combattant des mineurs non accompagnés qui arrivent en Europe après le voyage d’une vie, prêts à tout pour connaître une vie meilleure. Pour le droit français, un mineur non accompagné est une personne âgée de moins de 18 ans, séparée de ses représentants légaux sur le sol français. Quelle que soit sa nationalité, elle doit être prise en charge par l’aide sociale à l’enfance. Mais pour cela, il leur faut d’abord prouver leur isolement et surtout leur minorité. Et en France, le processus se base sur une présomption de majorité, jusqu’à preuve du contraire. En attendant, les jeunes se retrouvent à la rue, sans aucune ressource.
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Ils viennent de Côte d’Ivoire, de Tunisie, d’Albanie, d’Égypte. Ils s’appellent Koni, Ahnaf, Momo, Adrian, Alji, Ghulio, Fabrizio… Ils n’ont rien, ils sont loin de leurs proches, ils ont connu le danger, mais ils retrouvent dans le foyer où Louise est éducatrice à Gênes une maison, avec ses rires, ses engueulades, ses joies et ses peines, son réconfort. Et l’espoir renaît. Cet essai, c’est une succession de moments de vie subtilement racontés, de portraits tendres et de rencontres de papier avec ces jeunes, qui souligne efficacement le rôle nécessaire et vital de ces éducateurs, de ces héros aux côtés des conquérants, surtout quand la loi déraille, qui se battent au quotidien à leur côté. Un plaidoyer sensible pour la solidarité qui donne une humanité, un visage à ceux qu’on a trop tendance à réduire à des statistiques tragiques.
Quelques mois après la sortie de son essai, Louise m’a accueillie chez elle pour discuter de ce sujet essentiel, et continuer à le mettre en lumière par les mots, notamment en soulignant les problèmes de législation, les moyens qui manquent… Après avoir travaillé dans un foyer à Gênes, elle était alors en poste dans une maison d’enfant à caractère social auprès d’une soixantaine de jeunes isolés à Marseille. Pour compléter et élargir cette interview, j’ai aussi échangé avec l’association Utopia 56, association d’aide aux exilés dont l’action « Mineurs isolés à Paris : en finir avec la rue » aux côtés d’une cinquantaine de jeunes est en cours depuis 115 jours place de la Bastille, devant le dispositif d’évaluation de minorité. Une action pour dénoncer le harcèlement auquel font face ces jeunes isolés par la police, alors même qu’ils n’ont aucune autre solution que d’être à la rue et réclamer la construction de structures supplémentaires réservées à ces jeunes en recours de minorité, le temps qu’ils soient reconnus. L’association se bat aussi pour la mise en place de la présomption de minorité, dont Louise me parle aussi, elle qui a vécu la violence de ces problématiques institutionnelles directement au contact des mineurs non accompagnés.
“ Il y a vraiment ce tic tac de la majorité ”
Qui sont pour toi les mineurs non accompagnés ?
Je les compare souvent à des oiseaux ou à du sable. Ils sont difficiles à attraper, ce ne sont pas des gamins qui s’amarrent quelque part et qui restent. Par leur parcours ou les rêves qu’ils ont, ils vont arriver, bouger, et tu ne sais jamais trop combien de temps tu vas les voir. Que ce soit pour des raisons institutionnelles, liées à leur statut et à la majorité qui fait qu’ils doivent partir, ou du fait de leurs profils. Ce sont des gamins qui rebondissent beaucoup, qui n’ont plus d’attache. C’est leur force, de bouger, d’être très résilients, tournés vers l‘avenir, ce sont eux qui me disaient toujours « ça va bien aller », alors que dans leurs parcours d’exils ils vivent des choses horribles qu’on ne peut même pas imaginer.
Pourquoi ces jeunes doivent-ils partir des foyers à 18 ans ?
Ce qui conditionne la prise en charge de ces jeunes, ce sont deux choses. Leur minorité et leur isolement. La minorité est évaluée de différentes manières selon les pays, de manière plus ou moins éthique. En France, on est davantage sur une présomption de majorité, plutôt que l’inverse, alors même que le droit pose le fait qu’un enfant est un enfant avant d’être un étranger, et donc qu’il doit être pris en charge de façon égale jusqu’à ses dix huit ans. La majorité est une période charnière, parce que l’aide sociale à l’enfance, que ce soit en France ou en Italie, établit une définition d’enfant qui s’arrête à 18 ans, et donc à dix huit ans et un jour, ton statut légal change et tu ne dépends plus de la protection de l’enfance, en tout cas en termes administratifs. Ce sont donc des périodes très courtes d’accompagnement que nous avons avec ces jeunes. Quelques mois, mais qui sont déterminants, et où malheureusement on n’a pas vraiment le temps de mettre des choses en place ou de donner le temps au jeune de se poser sur ce qu’il veut, parce qu’il y a vraiment ce tic tac de la majorité. C’est une obligation de protéger les jeunes jusqu’à dix huit ans, mais ce n’est plus du tout une obligation de le faire après.
C’est ça qu’il faut changer en priorité ?
C’est ce qu’on demande beaucoup oui. Il y a des contrats d’accompagnement post-majorité, en France cela s’appelle les contrats de jeunes majeurs, mis en place par les départements qui gèrent la protection de l’enfance. Mais le nombre de contrats d’accompagnement acceptés dépend vraiment des pratiques, des financements de chaque département… En fait, tu fais une demande pour prolonger la prise en charge, qui peut se traduire par un hébergement, un accompagnement socio-éducatif, un accompagnement financier… Un peu à la carte, selon la décision du département. Et cela ira de toute façon maximum jusqu’aux 21 ans, et puis ce sont des contrats courts, de trois mois, six mois, à renégocier en montrant que tu fais des efforts et que tu es méritant à notre sens d’occidentaux… Tu fais des études, tu gagnes un salaire, tu arrives à mettre de côté. Des choses très matérielles, qui ne prennent pas du tout la santé psychique, le bien être, ou le projet personnalisé du jeune.
“ On ne parlait pas du tout des gamins avec qui j’étais, les jeunes en foyer ”
Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire un livre sur ton expérience en foyer ?
Je n’ai pas décidé tout de suite d’en faire un livre. J’ai d’abord simplement voulu partager ce qu’il se passait, j’écrivais beaucoup pour moi, comme un carnet de bord pour ne pas oublier ce que je vivais, les conversations… Garder une trace. Je commençais à avoir pas mal de contenus quand le confinement est arrivé en Italie, début 2020. Je suivais les infos en Italie, en France, mais je voyais qu’on ne parlait pas du tout des gamins avec qui j’étais moi, les jeunes en foyer. On se demandait comment les parents allaient faire à la maison avec leurs enfants, mais on ne parlait pas des éducateurs en foyer avec dix-neuf jeunes qui ne se connaissent pas, qui ne sont pas leurs enfants… On ne mettait pas la lumière sur les foyers, l’accompagnement éducatif, les enfants qui ne pouvaient plus du tout voir leurs parents, en placement de longue durée. Je me souviens d’un coup de gueule d’un soir, après une journée très longue. Le confinement était décidé depuis deux semaines en Italie, on était les premiers, on ne savait pas où on allait, il n’y avait aucune directive, on ne savait pas combien de temps ça allait durer et je me suis dit qu’il fallait absolument que je raconte ce qui continuait à se passer dans les foyers comme le nôtre, avec les gamins. J’ai commencé à écrire des petits textes sur ma page Facebook, et j’ai eu beaucoup de retours, de copains qui ne connaissaient pas du tout ce milieu ou ce que je faisais, qui voulaient savoir la suite, en apprendre plus, et de fil en aiguille je me suis dit que dès que quelque chose allait m’indigner, me faire rire, j’allais en faire une petite chronique. J’ai tenu ça jusqu’à la fin de l’année 2020, et au cours de l’été je me suis dit qu’il y avait de la matière et un sujet, et que j’avais envie de continuer pour les faire exister, les rendre visibles. Au fur et à mesure, ils devenaient des personnages, les mêmes jeunes revenaient souvent et ils devenaient des héros dans une histoire. Et je me suis dit que je ne voulais pas que ça reste dans un tiroir. Alors j’ai quitté mon poste en Italie à la fin de l’année 2020 pour me consacrer pleinement à l’écriture et faire sortir ces histoires, c’était ça le plus important.
Tu t’es demandé ce que les jeunes allaient en penser de ce livre ?
Ça me trottait dans la tête, je me posais beaucoup de questions, notamment comme ce sont des mineurs. J’en avais parlé à ma coordinatrice, et les gamins je voulais vraiment leur en parler et ne pas faire ça dans leur dos, parler à leur place sans leur dire. Et puis ils voyaient bien que j’avais mon carnet avec moi, que j’écrivais souvent. Alors au bout d’un moment je leur ai dit que j’avais envie de faire ça et je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient. Ils étaient hyper fiers, intrigués, contents. Il y en a un qui m’a fait cette remarque dont je parle dans le livre et que j’ai trouvée très drôle : « mais pourquoi tu veux faire ça, ça sert à rien ? ». Plusieurs fois ils m’ont dit qu’ils étaient étonnés de savoir ce qu’ils pouvaient bien y avoir à raconter sur eux. Je leur ai lu des passages et petit à petit ils se trouvaient intéressants, ils comprenaient que certaines choses étaient drôles, d’autres courageuses… Ils ont tous des parcours et des histoires différentes qui méritent d’être racontées.
Que penses-tu du traitement médiatique de ces sujets ?
J’ai fait une interview à la TV pour France Info, au moment où les gens étaient coincés à la frontière avec la Pologne, derrière des grillages, où les policiers serbes ne faisaient rien, et la Pologne qui ne voulait pas ouvrir… Je me souviens particulièrement des images qui passaient pendant que je parlais, de trucs que je trouve très pathos, des gens filmés devant les grilles, avec leurs bébés. C’est la réalité, mais c’est dur de voir ces images, où on les montre dans la misère, mais sans jamais les faire parler, donner leurs prénoms, savoir d’où ils viennent… Cette thématique est d’actualité et le sera encore longtemps et il faudrait changer ce traitement médiatique. On s’imagine toujours des hordes d’hommes miséreux, à qui on ne donne jamais la parole. Souvent les gens ne savent même pas qu’il y a des enfants qui viennent seuls. Parce que quand tu regardes BFM autour de ces sujets de migration, ça ne va être que des vidéos de groupes d’hommes, souvent noirs, une horde de gens. On ne le dit pas par exemple, mais il y a plus de femmes adultes qui migrent que d’hommes.
“ Un jeune marche, et moi je me mets mes mains sur les côtés s’il y a quelque chose qui tangue ”
Comment définirais-tu le rôle que tu joues auprès de ces jeunes ?
C’est un rôle d’accompagnant. Je donne souvent cette image d’être derrière eux plus que devant eux. Quand j’ai commencé le métier, j’avais cette image de les prendre par la main, mais j’ai un peu changé de vision. Si on s’imagine une position, c’est plus un jeune qui marche, et moi je me mets mes mains sur les côtés s’il y a quelque chose qui tangue. Mais ce sont eux qui décident. Je le vois vraiment à Marseille dans mon poste actuel où les jeunes sont un peu plus grands, ils ont plus dix-sept ou dix-neuf ans et ça fait la différence. C’est une position multi-casquette, je ne sais jamais ce que je vais faire dans ma journée. Je peux faire de la plomberie s’il y a une fuite dans un appartement, de l’administratif, prendre la voiture pour aller chercher un jeune à l’autre bout de Marseille, faire un pansement… Tout et n’importe quoi, et c’est ça qui est riche. On est là pour les aider s’ils ont besoin. Mais des fois quand ils me demandent s’ils devraient plutôt faire plombier ou autre chose, j’ai du mal à leur donner mon avis parce que je sais que ça va être très déterminant pour eux et leur avenir. Alors je leur dis que c’est à eux de décider. C’est une position intéressante et que je découvre tous les jours, d’épaule, de guide.
Peux-tu me raconter un souvenir marquant de ces moments partagés avec ces jeunes ?
Les anniversaires sont toujours des moments très marquants. C’est quelque chose de très occidental, on ne fête pas les anniversaires dans toutes les cultures. C’est un événement qu’on leur signale toujours, et parfois ils ne le savent même pas. Ça peut être des moments de très grandes joies, et aussi des moments très tristes, avec cette course avec le temps. L’anniversaire des dix huit ans n’est jamais drôle car selon les situations, il arrive que tu fêtes ton anniversaire le midi et que le soir même tu doives quitter le foyer. Un anniversaire, on ne sait jamais comment le jeune va le prendre. Parfois on les appelle et on est presque plus contents qu’eux que ça soit leur anniversaire. Ça donne des moments insolites. Ça m’a marqué cette différence de perception qu’on peut avoir de quelque chose. Considérer qu’un anniversaire c’est joyeux, important, que ça ne s’oublie pas, qu’il faut le souhaiter, un cadeau. Et eux, ils te remettent les pieds sur terre et te font te rendre compte qu’il y a d’autres réalités.
Et un moment vraiment très difficile à vivre pour toi ?
C’est ce moment du mois de juin que je raconte dans le livre, avec ces cinq gamins qui débarquent en claquettes d’un navire ramené au port de Gênes par les gardes-côtes. Ils sont tous francophones et dans le service à ce moment-là, il n’y a que moi qui parle français. Je m’attache à eux très vite, car je deviens celle qui fait tout avec eux. Je passe presque tout mon mois avec eux et là je sens que je touche à cette frontière difficile entre mon affect et mon travail. Encore plus quand j’apprends qu’ils partent après un mois seulement. Cette fois-ci, je n’ai vraiment pas réussi à mettre mon bouclier de protection. Un matin, lors d’une réunion, la coordinatrice m’apprend que deux partent à Milan, trois à Turin… Et là c’est très difficile, j’ai envie de pleurer. Je me dis qu’on est le matin, qu’on n’aura pas le temps de se dire au revoir, je repense à ce mois ensemble qui était si beau et si riche, avec beaucoup de rires. Je me suis demandé ce que j’allais faire sans eux, j’étais très attachée. J’ai fait beaucoup de cauchemars, ça m’a beaucoup affectée. Ça reste un métier où tu es très souvent frustré.e de ce temps qui court, de la volatilité de ces gamins qui des fois partent d’eux-mêmes. Tu as la boule au ventre le matin en ouvrant une porte parce que tu ne sais pas s’il va être là ou pas. C’est dur.
“ Il n’y a pas de fumée sans feu. Tu laisses un jeune six mois à la rue, tout seul, il va bien devoir se débrouiller, vendre de la drogue, tirer des sacs… Mais en même temps, tu ne lui as rien proposé d’autre. ”
Quels sont les plus gros problèmes pour toi aujourd’hui concernant la prise en charge de ces jeunes ?
Quand un jeune arrive, il se déclare au commissariat ou au département pour être reconnu comme mineur isolé. La première étape c’est ensuite un entretien avec des travailleurs sociaux qui posent des questions au jeune sur son parcours, et qui vont déterminer s’il a l’âge qu’il dit qu’il a. Et le problème, c’est que pendant cette phase, il peut se passer des jours, des semaines, des mois où le jeune n’est pas pris en charge et mis à l’abri. Il est complètement dépendant des collectifs citoyens, des hébergements citoyens, des squats qui se sont organisés comme avec Utopia 56 à Paris. La mise à l’abri n’est pas effective, le jeune arrive, on lui dit d’aller à la Croix Rouge, mais il devra parfois attendre deux semaines pour un rendez-vous et en attendant il n’y a rien, pas d’hébergement, pas de nourriture, pas de scolarité, pas de suivi de santé. C’est un premier souci énorme. Et l’État se repose complètement sur le travail des associations. À Marseille, tu ne vois aucun jeune à la rue, mais c’est parce qu’il y a des associations, des squats, des gens comme toi et moi qui accueillent des mineurs sur leur canapé… Un autre souci, c’est le fait que ce soit délégué aux départements. Cela engendre une hétérogénéité énorme des pratiques, chacun fait à sa sauce et va avoir des délais plus ou moins longs, des évaluations plus ou moins poussées, certains c’est avec des pédopsychiatres, d’autres avec des travailleurs sociaux pas du tout formés. Il y a eu un guide des bonnes pratiques fourni par le Ministère, mais rien n’est inscrit dans la loi sur comment doit être faite cette évaluation, combien de temps elle doit durer. Et il y a un vrai souci sur l’âge, c’est un des combats des associations, que soit inscrit vraiment dans la loi ce concept de présomption de minorité, que ça soit une obligation légale de considérer avant tout que le jeune est un mineur. Et qu’ensuite, éventuellement, si on émet des doutes, on fasse la procédure à cet égard. Mais pas de faire l’inverse, parce que là, ce qu’on fait, c’est de lui demander de prouver qu’il est enfant. On devrait faire l’évaluation comme elle doit se faire, mais en présumant d’abord qu’ils sont mineurs. Ils n’ont rien fait, s’ils nous disent qu’ils ont 17 ans, il faut les croire. Cela devrait être au juge pour enfants, plus tard, de décider, et pas à des travailleurs sociaux ou au personnel de la préfecture qui ne connaissent pas. Il y a un problème de moyens et de personnel non formé, parce que les moyens ne sont pas là. Et globalement, dans le gouvernement actuel on ne penche pas du tout vers plus de prise en charge et plus de budget. Pour te donner un exemple, dans le département des Bouches du Rhône, il y a un peu moins de 1000 mineurs non accompagnés pris en charge et quatre inspecteurs, ce qui veut dire que chaque inspecteur a 250 suivis, c’est impossible alors qu’ils doivent rencontrer régulièrement le jeune. Évidemment qu’ils ne peuvent pas se pencher sur chaque cas, les recevoir dignement.
C’était différent en Italie ?
Oui, en France j’ai vraiment vu les conséquences désastreuses du manque de prise en charge à l’arrivée. Ce sont des jeunes qui sont déjà ébranlés par leur parcours d’exil et ce qui s’est passé au pays, ils arrivent en France et ils se recassent la gueule, face à la violence institutionnelle, le fait qu’ils doivent tout prouver… S’ils n’ont pas de documents d’identité, ils ne peuvent rien faire, ils doivent les faire venir du pays. Tout est fait de manière violente, dans le doute. Tu as une période d’errance, sans scolarisation. Ce sont des gosses. Ils sont en pleine période de construction, l’adolescence c’est déjà une période difficile pour tout le monde, de déséquilibre ou tu te poses mille questions, et là ils sont seuls. On a fait des gros mots, des gros articles sur les mineurs étrangers délinquants, notamment à Paris. Mais déjà c’est une extrême minorité quand on regarde les chiffres, et puis il n’y a pas de fumée sans feu. Tu laisses un jeune six mois à la rue tout seul, il va bien devoir se débrouiller, vendre de la drogue, tirer des sacs… Mais en même temps, tu ne lui as rien proposé d’autre. Les moyens ne sont pas du tout mis en œuvre, et ce qui me choque aussi, c’est que le budget de prise en charge pour un enfant français ou un enfant étranger n’est pas le même. C’est moitié moins de budget pour un enfant étranger, ce qu’on appelle le prix de journée. Le tarif que le département donne à la structure pour un jeune par nuit. Il n’y a pas de base légale qui dit que ça devrait être différent pour un enfant français et un enfant étranger, mais c’est le cas dans les faits. Les structures qui accueillent des enfants français et étrangers, reçoivent plus d’argent qu’une structure comme la mienne à Marseille qui n’est dédiée qu’à des enfants étrangers. Et le pire, c’est que les jeunes le comprennent. Ils voient bien que c’est étrange qu’untel qui est dans le foyer à côté ait cinquante euros d’argent de poche alors qu’eux ils en ont quinze. Et j’ai eu des retours de personnes du milieu en France sur mon livre, qui me disaient que ce que je raconte en Italie avait l’air pour eux d’une situation idyllique, pas de problème de prise en charge, de mise à l’abri, d’évaluation de minorité bizarre et illégale. Je pense que l’Italie fait mieux.
Aujourd’hui, comment tu vois la suite, à leur côté ou dans l’écriture ?
Je suis bien à leurs côtés, ils m’apportent énormément. Mais j’aimerais beaucoup me donner du temps pour écrire, arrêter pour me consacrer vraiment à ce projet. Prendre le temps d’apprécier cette période aussi, car j’ai retravaillé tout de suite après la sortie des Conquérants. Et puis le livre va sortir en italien, dans une maison d’édition italienne, à la mi-novembre. Je refais donc ce processus de travail sur le titre, la couverture. Le format sera un peu différent, vraiment dédié aux ados. Et ceux qui ont vécu cette aventure avec moi en Italie pourront le lire. Alors j’ai envie de prendre le temps, de vivre cette expérience d’autrice à fond.
Cette interview de Louise Mottier est illustrée par des images du photographe Daniel Castro Garcia, extraites notamment de sa série I Peri N’ Tera, prises en Sicile, célébrant les humains pris dans la crise migratoire, et imaginée en réaction au photojournalisme sensationnaliste qui domine dans les médias autour de la crise des migrants.
Pour prolonger la discussion avec Louise Mottier sur ce sujet de la migration, rendez-vous le 4 octobre à partir de 19h à la librairie Un livre et une tasse de thé à Paris (36 rue René Boulanger 75010) pour une rencontre double avec Émilie Tôn, autrice d’un premier roman sorti il y a quelques jours, Des rêves d’or et d’acier, qui raconte le parcours migratoire de son père, arrivé en France depuis le Viêt Nam en 1980. Dans cette rencontre, on abordera aussi ce que ça fait de publier un premier livre, de la question de la légitimité en tant qu’autrice, et du processus d’écriture.