18 mars 2021

Veuillez vous joindre à la réunion Zoom
en cours

Écrit par Ségolène Montcel

  Le temps d’un allongé

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Depuis vingt-deux ans l’association l’Ange Bleu s’est donnée une mission : changer le regard sur la pédophilie en mettant autour de la table victimes et bourreaux, dans un jeu de miroir délicat et salvateur aux yeux des personnes rencontré.e.s.

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[Trigger warning : violences sexuelles]

Cet article prend le parti de raconter une méthode de traitement de la pédophilie par l’association L’Ange Bleu. Imaginée par Latifa Bennari il y plus de vingt ans, cette gestion par la parole repose sur l’expérience de la fondatrice, ancienne victime. Il divise dans les milieux concernés et fait l’objet d’une enquête judiciaire. Nous Fomo choisit de restituer une expérience immersive dans l’une des réunions de l’association pour donner à voir ce point de vue nouveau mais n’engage en rien sa responsabilité sur le sujet. 

Les noms ont été anonymisés.

 

Un samedi soir de septembre. Souriant et affirmé, David s’empare de son ordinateur et s’apprête à ouvrir l’application Zoom. Le quinquagénaire nettoie son écran avec précaution. Les consignes de Latifa, fondatrice de l’association, sont claires : faire comme pour les groupes de parole en physique et se préparer un petit encas pour se mettre à l’aise. David s’est constitué une assiette gourmande, fromages, gâteaux secs et fruits confits. Il n’y touchera pas.
Quinze personnes sont attendues ce soir, des anciens comme David et des nouveaux, sûrement assez anxieux. David se rappelle sa première réunion avec émotion. Il sait que Latifa compte sur lui comme son bras droit, et c’est d’ailleurs lui qui prendra la parole en premier. 

Il est 20h45, la mosaïque des visages apparaît, joviale quoique timide. David le sait, dès que les témoignages commenceront, les langues se délieront. Ils sauront alors qu’ils ne sont pas seul.e.s. 

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Ce soir, ils sont une quinzaine, pédophiles et victimes, réuni.e.s par l’association l’Ange Bleu. C’est une survivante, Latifa Bennari, qui est à l’origine de cette initiative. Son chemin de croix à elle s’est fait dans la pitié plus que dans la colère. Une approche véritablement à contre-courant. « Je suis la seule au monde à faire ça, et cela dérange« , affirme-t-elle. Une enquête est en cours et vise à interdire l’existence de l’association. La réponse de Latifa :

« Si je ne m’en occupe pas, qui le fera ? ». Elle s’insurge contre l’hypocrisie ambiante autour du sujet de la pédophilie en France et l’absence de politiques d’action pour accompagner les agresseurs. En novembre 2020, un projet pour durcir les lois contre les consommateurs des vidéos pédopornographiques a été adopté. Une mesure répressive qu’elle condamne. Pour L’Ange Bleu la priorité est ailleurs : mettre face à face ex-auteurs et victimes dans l’espoir que la mise en relation aide à la guérison des deux côtés. Latifa en est certaine :

« Je ne crois pas en la justice réparatrice, c’est la rencontre qui est réparatrice.« 

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« J’avais peur de moi »

David, 52 ans : « n’est pas pédophile mais incestueux. » Il tient à cette dénomination car selon lui, elle fait vraiment une différence. À ses yeux, il n’est un danger qu’envers sa propre fille. « J’avais peur de moi « , confie l’homme dynamique et grisonnant à sa dixième intervention au groupe de parole. Face aux regards par écrans interposés, David apparaît meurtri et révèle être sur le chemin de la repentance, lui qui a ressenti des pulsions envers sa propre fille dès ses onze ans, l’accompagnant jusque dans ses douches. Aujourd’hui, et après un an de prison, David suit douze à quatorze heures de psychanalyse par mois. « Pour l’instant je n’arrive pas encore à assumer, je dors deux heures par nuit, j’ai de trop petites épaules » affirme-t-il, la voix prise de sanglots. Marié, père de deux enfants, David semblait s’être construit une vie ordinaire et heureuse. Seulement, et comme bien souvent, son passé l’a rattrapé. Violé plus jeune à de nombreuses reprises par un membre de sa famille dont il taira la filiation, David n’en a jamais parlé à personne avant de rencontrer, à vingt et un an, celle qui deviendra sa femme. Ils se marient et accueillent très vite une petite fille. David n’a alors qu’une seule crainte, qu’il lui arrive la même chose qu’à lui enfant. Il veille au grain, prêt à bondir, n’en dort pas la nuit. Il n’envisage pas une seconde que la menace puisse vivre sous le même toit. Lorsque sa fille atteint l’âge prépubère de onze ans, David évoque une pulsion incontrôlable qui a surgi en lui, 

« On pourrait apparenter cette pulsion à celle de la colère.« 

décrit-il. Le quinquagénaire, moins souriant devant son écran qu’aux prémices de la réunion, se prend la tête dans les mains, il marque un silence.

La mosaïque de visage est attentive et silencieuse, Latifa l’encourage à continuer.

David poursuit, il aborde les comportements incestueux qui ont marqué sa déviance et poursuit. « Cela a duré trois semaines, après c’était le calme. J’avais un espace pour sortir de cette bulle, pour réaliser et mettre des mots, et c’était pire en fait. » S’il réalisait ce qu’il faisait après coup, le quinquagénaire pensait aussi qu’il pourrait se guérir tout seul. Sa prise de conscience, après des années, l’a alors éloigné de sa fille et c’est là qu’il s’est tourné vers les sites pédopornographiques sur internet. 

« C’était le bon défouloir, car au moins j’orientais mes pulsions vers quelque chose qui n’existait pas » affirme-t-il à demi convaincu. Chaque année, le père de famille s’appliquait à rappeler à sa fille ce qu’il lui avait fait, « pour qu’elle porte plainte plus tard« . Alors quand, au bout de la quatrième année, la petite fille ne se souvient pas, David prend peur et décide de se dénoncer à la police.

Quand je vois les photos de l’époque, je ne me reconnais pas, j’étais en train de mourir.

Une confession publique vécue comme une renaissance pour l’homme qui sera incarcéré pendant une année. David retrace avec ses interlocuteur.rice.s digitaux cette douloureuse période durant laquelle il subira le traitement infligé aux pédophiles en prison.

« Les autres s’en fichaient bien à l’époque de savoir que je n’étais pas pédophile mais seulement incestueux avec ma fille, pour eux c’était la même chose, donc le même traitement.« 

Durant un an, David subira en prison tortures et viols à répétition. L’homme a le visage fermé, visiblement très affecté. Mais au fond, il le sait, s’être dénoncé a marqué le premier pas de sa libération. Même si cette dernière devait se vivre paradoxalement entre les quatre murs d’une prison.

« On n’est pas victime toute sa vie. »

Face à lui, Samy prend la parole. L’homme barbu a de cette prestance qui crève l’écran, la voix grave et les yeux durs. Samy a été victime de viols depuis tout petit, il avait dix ans lorsqu’il a pensé au suicide pour la première fois. Aujourd’hui, il avance.

« C’est une situation pas une maladie, pourquoi je me sentirais coupable ?« 

Plus apaisé, il affirme qu’il a réussi à trouver un équilibre mental mais qu’à tout moment, celui-ci pourrait basculer. « J’aime la chasse, mais je ne la pratique pas parce que je ne me fais pas confiance avec une arme. » Samy a subi des séquelles à vie de ce traumatisme de l’enfance, par chance dit-il, il n’a pas développé d’attirance ou de désirs déviants ni de troubles.

Fabien, Camille, Julie, et d’autres survivant.e.s prennent la parole, et si les premières minutes du groupe de parole étaient plus formelles et timides, l’heure est maintenant à la conversation et au dialogue.

« C’est le but même de l’association et de ce groupe de parole mixte » s’enthousiasme Latifa dans son petit carré d’écran.

Cette dernière tient son rôle de médiatrice, elle aide tout au long de la réunion chaque individu à mettre les bons mots sur son témoignage et crée des liens entre les narrations. À la fin du récit de Camille, victime d’abus sexuels par un moniteur de colo à neuf ans, elle tient à interpeller Martin, qui lui est tombé dans les limbes de la pédopornographie il y a peu. Latifa présente ce témoignage comme un garde-fou pour les déviant.e.s, qui doivent réaliser les impacts qu’ils ont sur les vrais enfants, qui grandissent ensuite en adultes blessé.e.s. Martin en a un exemple juste devant les yeux.

Tu vois les conséquences que tu peux avoir sur une personne comme moi, il n’y a pas que le tribunal et les menottes ” – Camille

À ce jour, l’association n’est pas bénéficiaire de subventions, alors que la police renvoie systématiquement victimes et pédophiles vers ses groupes de parole. Bénévole, Latifa dédie aujourd’hui entièrement sa vie à son association. « Je n’ai pas le temps de former quelqu’un, ou alors il faudrait le.la payer et ce n’est pas possible » exprime-t-elle. De nombreuses personnes consommatrices de pédopornographie, pédophiles abstinents ou non, viennent lui crier à l’aide, bien souvent un dernier appel au secours pour ne pas mettre fin à leurs jours. Beaucoup veulent sortir de cette fameuse bulle déviante et trouvent chez Latifa une écoute salvatrice.

Ex-auteurs et victimes finissent la conversation Zoom, chagriné.e.s de ne pouvoir se voir en physique comme d’habitude, autour d’un thé, et dudit merveilleux gâteau aux amandes de Latifa. Ils concluent presque d’une seule voix :

« Victime ou pédophile, dans les deux cas on est mal dans notre peau, mais demain on peut être le.la meilleur.e humain.e sur terre.« 

Des sourires complices parsèment bientôt la mosaïque toute entière. Samy aura le mot de la fin : « Y’a trop d’amour arrêtez.« 

Écrit par

Ségolène Montcel

Illustrations et photos par

Calypso Redor
Sam Moqadam
Victor Deweerdt
Delfina Carmona

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