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La première fois que je suis entrée en contact avec des prostituées, je rentrais de soirée à Paris. J’avais 15 ans, et je traversais le bois de Boulogne à l’arrière d’une voiture. Mes accompagnateur.trice.s se sont tu.e.s, j’ai ressenti comme un souffle retenu. On m’avait dit de baisser le regard, par pudeur ou par gêne, je ne sais, et je ne l’ai pas fait. La curiosité m’habitait. À Paris et ailleurs, tout le monde connaît “Le Bois” par sa réputation bien sûr, pas seulement par métonymie des “poumons de Paris”, mais surtout pour son réseau de prostitution réputé violent et dangereux.
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Je dis volontairement “entrée en contact”, comme on parlerait presque de premier contact avec des aliens aujourd’hui, tant on m’avait représenté les travailleur.se.s du sexe comme des créatures hors de l’ordinaire, du vrai monde, de la vie quotidienne. C’était loin de moi, une vie que je n’osais pas imaginer. Depuis mon plus jeune âge, on m’avait inculqué une diabolisation de la profession et surtout des personnes qui la pratiquent.
“Ces pauvres filles, que c’est triste”…
“Personne ne fait ça volontairement ou il faut avoir du vice”….
Je me souviens avoir vu un jour, alors que je me promenais dans le Bois avec ma grand-mère, écrit au feutre noir et violet sur une camionnette blanche, les mots : “Je suce pour 30 euros”, avec une petite fleur à l’intérieur du 0. J’étais jeune, j’avais six ou sept ans, et au regard de ma grand-mère croisant le mien, qui venait tout juste d’apprendre à lire, je fus heurtée de plein fouet par le sens du mot “tabou”. Tabou, ce qui existe et dont on ne parle pas. C’était le bois.
Par la suite, j’ai entendu des histoires sur les travailleur.se.s du bois, du bouche à oreille au dernier reportage immersif Sept à Huit en passant par les faits-divers trashs et vendeurs, du type “Bijou, 34 ans, prostituée assassinée par son mac dans la nuit car elle ne pouvait plus le payer”. Des faits racoleurs (douce ironie) mais pas suffisamment importants pour être en Une non plus. Je savais que c’était un monde à part et brutal, je n’imaginais pas que je serai amenée à le fréquenter de près.
À 24 ans, je cherche à m’impliquer au sein d’une association, mes critères sont simples : je veux aider régulièrement, et sur le terrain. Autour de moi, on me parle, Magdalena, cette association d’aide aux prostituées, créée en 1998 par un prêtre, le père Jean-Philippe Chauveau et des amis laïcs. Les “Tournées du cœur” vont à la rencontre de toutes celles et ceux qui vivent dans la rue ou de la rue, des sans-abris et des prostituées.
Leur devise ? Celle de Sainte-Bernadette, “elle m’a regardée comme une personne”.
L’association accueille, selon les places disponibles, tous les bénévoles volontaires, religieux ou non. Lors du rendez-vous téléphonique avec l’administratrice, cette dernière m’explique que l’engagement doit se faire sur plus d’un an pour poursuivre un objectif de lien entre bénévoles et “copinas”. Copinas, un joli surnom pour les dites copines du bois, je me sens prête à les rencontrer.
On me propose une tournée d’essai, avant laquelle je dois prendre connaissance d’un document, “La charte des bénévoles de Magdalena”. J’y découvre que l’association tient son nom de Marie-Madeleine, figure importante du christianisme et Sainte patronne des prostituées, entre autres. J’apprends au fil de ma lecture que Magdalena puise ses valeurs dans le non-jugement, cela me surprend, connaissant l’ordinaire injonction à l’exemplarité de la religion.
Puis, je comprends vite d’où cela vient. Enfant martyrisé et “délinquant précoce » selon ses propres mots, le père Jean-Philippe, n’était pas destiné à une vocation pastorale. Celui qui se fait aujourd’hui appeler “Padre” est issu d’un milieu violent et douloureux.
Jean-Philippe affronte les difficultés pour s’en sortir. Un jour, “un miracle”. Une main tendue qui le sauve de la délinquance. Il veut alors rendre ce qu’on lui a donné, et décide de consacrer sa vie aux « parias de la société », celles et ceux que personne ne regarde jamais. “Je suis prêtre mais je ne suis pas là pour leur faire la leçon, je ne suis pas là pour leur faire la morale”. Les premières tournées se font à pied, puis avec une petite 4L, avant que l’association ne se voit offrir un camping-car, désormais véritable mascotte de l’association, et encore connu à ce jour comme le melting-pot des meilleurs gossips du bois.
Un jour je tournerai avec le prêtre fondateur. Et je comprendrai la relation spéciale qu’il entretient avec les copinas du Bois. Beaucoup sont originaires d’Amérique Latine et ont conservé une foi religieuse chrétienne. Durant la tournée le père les bénit, prie pour et avec elles, un “Notre-Père” en français, un “Je vous salue Marie” en espagnol. Ils chantent aussi, souvent. En revanche, le Padre ne distribue pas les préservatifs.
“Une fois on m’a vu faire et on m’a dit que c’était bizarre qu’un prêtre distribue des capotes. Je ne vois pas bien pourquoi, mais j’ai arrêté.”
Lundi soir, 22h30. Ma première tournée se passe sans encombre ou plutôt si, je me vois attribuer le rôle de responsable des cafés, mais on critique mon breuvage, jusqu’à l’appeler “jus de chaussettes dépareillées », je comprends bien vite que c’est le signe que je suis acceptée. Alors que je m’extasie du maquillage sans fausse note, à en faire pâlir Kim K, de l’une et de la tenue coquette et travaillée de l’autre, une troisième me raconte en montant dans le camping-car qu’elle “ne fait pas que ça”, qu’elle a un autre job la journée. Elle est serveuse dans un restaurant marocain de Levallois et elle me supplie d’y passer un jour pour arrêter de manger ce “couscous-parisien occidentalisé-sans-goût-sans-saveur” et enfin goûter au Couscous avec un grand C. Dans ce restaurant, elle y danse aussi mais ce n’est pas suffisant financièrement. En effet, ma captivante interlocutrice est transgenre, et pour cette seule raison, son propriétaire lui fait payer le double du loyer ordinaire.
Spontanément, je demande : “Mais pourquoi vous ne venez pas la journée aussi ?” et on me répond “Bah ma chérie tu travailles le jour et la nuit toi ? Non ? Bah là c’est pareil, c’est mon service, ce sont mes horaires de travail.”
Durant la tournée, le camion ne désemplit pas. On m’explique que les transgenres se sont partagé ce côté du bois de Boulogne, par territoires, en fonction de leurs origines. On rit, on boit du jus de chaussettes amélioré et on mange du quatre-quart, “parce que c’est trop bon même si ça fait grossir” me ricane l’une à l’oreille. Péruvienne, elle est partie de chez elle quand elle entamait sa transition transgenre. Chaque mois, elle envoie de l’argent à sa famille qui la croit chef cuisinier à Paris. Et Dieu sait qu’elle en a des adresses, elle me recommande le meilleur ceviche de la capitale, celui “comme à la maison”, dont je serais obligée de taire le nom, je veux pas qu’on me pique l’idée à la réouverture. On me recommande aussi les meilleurs films romantiques indiens, très appréciés en Afrique du Nord. Pas franchement mon style, mais je promets d’y jeter un œil et de revenir avec une vraie critique ciné. On passe du rire aux larmes en évoquant la copina décédée quelques jours plus tôt dans le bois, assassinée par un client. Elle n’a pas voulu négocier, alors avec sa voiture et ses copains, le client lui est rentré dedans, l’a percutée et tuée. “C’est plus comme avant”, me chuchote-t-on, “le Bois a changé ces dernières années”. Depuis 2016, la loi de la pénalisation du client en France a transformé ce microcosme.
Concrètement, les prostituées ne se font plus arrêter par la police, mais c’est le client qui peut l’être. S’il est surpris en train d’acheter une prestation sexuelle, il peut donc écoper d’une amende de 1 500 euros. Cette loi conduit aujourd’hui à plus de clandestinité, et donc pour les prostituées à s’exposer davantage aux dangers. Certaines me montrent les protections qu’elles portent sur elle “au cas-où”. Des lampes torches pour le fond le plus obscur du bois, du spray au poivre, des tasers et même des couteaux. Le mot poivre, rappelle à l’une d’entre elle sa dernière recette de chakchouka qu’elle s’empresse de nous dicter. Les copinas rient à nouveau.
Ce soir-là, on roulera encore et on rencontrera des filles qui ne veulent pas papoter, qui veulent “juste un thé et 5 sucres”. Il faut bien tenir toute la soirée. On distribue gels et préservatifs, puis on croise une copina, bien éméchée, qui tangue sur ses talons de 10cm en s’approchant du camion, pour ensuite fondre en larmes dans nos bras. Sa copine, complètement catastrophée, nous explique qu’elle n’a pas fait assez de passes ce soir et qu’elle ne pourra pas payer son hôtel. Elle décide alors de la ramener chez elle, même si cela lui coûtera à elle sa soirée de travail. En fin de tournée, “la reine” autoproclamée du bois monte dans le camping-car, avec un charisme comme on n’en fait plus elle m’explique avec ses grands yeux noirs qu’elle n’est pas là pour être reconvertie ou « je ne sais quoi ». Elle aime ce qu’elle fait et elle ne s’en cache pas. “Mes clients m’aiment, ce sont des habitués, souvent ils viennent pour me parler, eux-aussi, avec le quotidien, la vie tu sais on ne les écoute pas, je suis leur confidente plus plus. Ma chérie, que veux-tu de plus ?”.
Du léger au grave et du grave au léger, je prends conscience d’où je suis, je ne réalise pas encore que je m’y sens si à ma place, entourée de celles qui veulent parler, et qu’on n’écoute jamais.
2h du matin. Ce choc des cultures me bouscule, me transcende et je rentre chez moi épuisée mais éveillée par une petite flamme qui brûle en moi, et ce, à chaque tournée depuis, celle d’avoir su aller au-delà de mes préjugés.